Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/178

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arrivent leur sembleraient moins insupportables ; ils n’auraient pas les désespoirs qu’ils ont. Il est vrai que leurs plaisirs les charmeraient peut-être moins… Oui, tout est pour le mieux, au fond, — et de quoi vais-je me mêler ? La vie, en somme, est comme on sait la prendre, et, toutes les trois, pauvres vieilles filles que nous étions, nous avons été plutôt maladroites. C’est un peu notre faute si nous n’avons pas été très heureuses ; les circonstances ne furent guère favorables sans doute, — mais c’est surtout notre faute !…

Et pour me faire profiter de son expérience, ma tante Jacqueline entreprit de me raconter leurs existences à toutes les trois.

« …Seulement, tu ne te moqueras pas. Tu vas nous trouver ridicules et mes histoires de vieilles filles te donneront à rire. Enfin ! … Sophie d’abord, puisqu’elle est l’aînée.

Je crois bien que c’est elle qui fut le plus maladroite. Pauvre Sophie, elle n’a jamais été raisonnable ! Les demi-bonheurs ne comptaient pas pour elle, c’était tout ou rien, — et tout le bonheur, ici-bas, c’est trop demander, tu sais. Elle n’a pas voulu des petits bonheurs qui se présentaient à elle : alors elle est restée sans bonheur du tout, c’est ce qui arrive ! Son existence n’est pas compliquée : c’est une histoire d’amour… qui s’arrête en chemin. D’ailleurs je te préviens, il y a de l’amour dans nos trois histoires… Voilà déjà que tu souris, méchant enfant ! Crois-tu donc que nous avons toujours été vieilles ?… Je me rappelle Sophie au couvent, une toute petite fille pâle, un teint de blonde et de grands yeux noirs qui, par instants, étincelaient ou s’alanguissaient avec une expression perpétuellement changeante de souffrance et de tendresse. Singulière fille ! elle avait des moments de brusquerie et des gentillesses qui déconcertaient. Un jour, en étude, elle m’écrivit un petit billet sur un morceau de papier pour m’annoncer qu’elle avait quelque chose de grave à me demander ; elle me suppliait d’être franche et de ne lui répondre que l’exacte vérité. À la récréation, elle me prit dans un coin, et, me regardant bien en face, les yeux dans les yeux, elle me dit : « Jacqueline, veux-tu être mon amie ?… » Dame, nous avions été élevées ensemble, nous étions depuis longtemps toutes les deux dans la même classe ; je lui répondis que j’étais son amie depuis toujours et qu’elle ne devait pas en douter. Alors, elle se fâcha tout rouge : « Voilà, tu es bien comme les autres, tu ne comprends pas un sentiment profond et sincère. Tu es mon amie comme tu es l’amie de n’importe qui ; alors ça n’est pas la