Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/179

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peine ! Elle pleurait, j’ai voulu la consoler : je lui ai juré que je l’aimais. « Tu me dis cela en L’air ! — Mais non, je te le jure ! — Alors, puisque tu prétends que tu es mon amie, te brouillerais-tu bien avec toutes les autres si je te le demandais ? » Tu juges de mon embarras ; je n’ai jamais compris l’amitié d’une manière si exclusive. J’étais une douce petite fille affectueuse et j’aimais tout le monde à peu près autant, avec tendresse, mais sans passion. Seulement, j avais horreur de faire de la peine à personne. J’ai promis à Sophie tout ce qu’elle a voulu et je m’entendis avec mes autres amies pour avoir l’air brouillée avec elles — sans l’être. Mais Sophie s’aperçut bientôt de mon manège et brusquement elle renonça sans me le dire à l’exclusive amitié qu’elle avait rêvée entre nous deux. Ce n’est que plus tard, après des chagrins et des chagrins, que nous nous sommes intimement rapprochées, cette fois pour toujours. Encore, je ne sais pas trop comment cela s’est fait, car ni les déceptions ni toutes les tristesses de la vie n’ont jamais rien enseigné à ma pauvre amie : elle est restée jusqu’à la fin romanesque et chimérique.

Elle a failli se marier ! Avec son caractère, il vaut peut-être mieux qu’elle soit restée fille. Elle avait dix-sept ans, jolie comme les amours et séduisante surtout, quelque chose d’ensorcelant avec ses allures singulières et la candeur de ses grands yeux. Ses parents lui donnaient une grosse dot : Sophie s’en désolait parce qu’elle craignait qu’on la désirât pour son argent plutôt que pour elle-même. Elle refusa plusieurs partis. Dieu sait tout ce qu’elle inventa, la pauvrette, pour se mettre en garde contre les amoureux de sa fortune. Une fois, elle se fiança : c’était un officier, qui paraissait lui plaire. Elle me disait : « Je vais être heureuse toute ma vie ! » Mais décidément, elle n’avait pas d’aptitude pour le bonheur : tu sais, on naît comme cela, pour être heureux ou malheureux ; c’est une disposition qu’on apporte avec soi quand on naît, les circonstances n’y peuvent pas grand’chose. Il fallait que Sophie se tourmentât, se torturât. Huit jours avant la date convenue pour le mariage, elle imagina d’éprouver son fiancé : elle lui annonça brusquement qu’elle était ruinée et qu’elle lui rendait sa parole. Cela n’avait pas le sens commun. Quant à moi, je n’ai jamais voulu mettre mes amis à l’épreuve, — c’est trop imprudent ! Et puis, l’invention n’était pas très neuve. Toute la famille était gaie, en dépit des airs tragiques de Sophie ; le jeune homme flaira-t-il la vérité, ou bien, aimait-il sincèrement Sophie ? Après tout, c’est bien possible. Toujours est-il qu’il refusa d’être délié de sa