Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/185

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riage de son cousin. Voici la première. Elle est datée du 7 avril 1834. Nous étions à cette époque-là bien loin l’une de l’autre, elle en Touraine, moi en Normandie :

« Chère Jacqueline, je viens t’annoncer, sachant la part que tu prendras à notre contentement, un grand bonheur qui nous arrive. Notre Henri se marie. Il épouse la fille de M. Dupoutet, le fabricant de produits chimiques. C’est son avenir assuré. La jeune fille est charmante, très bien élevée et de bonnes manières, excellente musicienne et suffisamment jolie. Mon oncle est très satisfait. J’ai bien quelque regret, je te l’avoue, de voir ce grand enfant nous abandonner ; il va laisser un grand vide après lui. Mais on doit aimer les siens pour eux-mêmes et je serais une vilaine égoïste si je n’étais pas parfaitement heureuse du bonheur d’Henri… etc… »

La suite n’a pas d’intérêt. Mais, le lendemain, voici ce qu’elle m’écrivit :

« Chère petite amie, plains-moi et sois indulgente à l’aveu que je vais te faire, que je ne puis m’empêcher de te faire. Car c’est plus fort que moi, je n’ai pas le courage de garder ce secret douloureux pour moi toute seule. Je ne t’ai pas dit hier combien je souffre et de quel étrange et mauvais sentiment. J’ai beau faire, je ne puis supporter la pensée qu’Henri va devenir le mari d’une autre femme ! J’ai honte de t’avouer cela ; tu vas me mépriser, je le mérite. Surtout, tu ne vas pas me comprendre. Hélas ! je ne me comprends pas moi-même. Je ne savais pas, je te le jure, jusqu’à ces derniers jours, à quel point je l’aime. C’est l’impossibilité de le posséder jamais qui m’a révélé subitement tout l’amour que j’ai pour lui. Car c’est de l’amour, ma Jacqueline, du plus ardent amour. Je savais bien qu’il était tout au monde pour moi, pauvre orpheline, mais je croyais n’avoir à son égard que de l’affection, une tendresse fraternelle, — et maternelle aussi. Ou plutôt, je n’essayais pas d’analyser mon sentiment ; je l’ai, sans m’en douter, laissé naître et se développer dans mon cœur. »

Du lendemain encore, 9 avril, — car elle se mit à m’écrire presque tous les jours. Nous n’avions pas encore la poste, en ce temps-là ; c’était comme le journal de sa souffrance qu’elle m’envoyait par petits paquets :

« …Je ne sais si je souffre plus de mon chagrin ou du remords qu’il me donne. Pauvre petit, il m’a toujours considérée comme sa sœur et un peu comme sa mère. J’avais un an de plus que lui seulement, mais une femme a plus tôt l’expérience de la vie. Moi aussi, je le considérais comme mon enfant, et jusqu’au fatal jour où il m’a fait part (à moi la première, tant il se fiait à moi !) de ce projet de mariage, je ne me suis aperçue de rien. J’ai vécu sans trouble auprès de lui, sans songer à rien d’autre qu’à la joie de l’avoir auprès de moi. Je ne pensais pas, folle que j’étais, qu’il faudrait bien un jour qu’il s’en allât. Je