Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/188

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« C’est ainsi tous les soirs », dit ma tante Jacqueline, et, quand la vieille Marie-Anne eut refermé la porte, un lourd silence tomba dans le salon triste. La soirée avançait. Je dus remonter encore la lampe. Le vent d’hiver heurtait et secouait les contrevents mal joints. Ma tante Jacqueline releva sur ses épaules un petit châle de laine qu’elle avait déposé sur le dossier de sa chaise. « Il est tard » dit-elle en se levant. Elle alla regarder la pendule. « Onze heures. Je vais te fatiguer et t’ennuyer avec mes histoires… Et puis, il commence à ne pas faire chaud. Approchons-nous du feu, prends une bûche dans le coffre à bois et dépose-la, bien gentiment, ici, sur ce tison. J’ai bien peur que ça ne s’éteigne ; passe-moi le soufflet. »

Nous avions laissé la lampe sur la table auprès de la fenêtre et nous étions assis devant le feu sur de petits fauteuils bas en tapisserie ; nous n’étions guère éclairés que par la flamme incertaine et grêle qui dansait sur le bois à demi-consumé du foyer. Ma tante Jacqueline était lasse, sans doute ; elle me parut plus vieille, effondrée ainsi dans son fauteuil. Elle appuya, quelques instants, son front sur sa main et, quand elle releva les yeux, elle sembla si profondément triste, occupée de souvenirs si lointains et si mornes qu’elle avait l’air appesantie sous le poids d’un éternel passé.

« Mon histoire, à présent, n’est pas la plus gaie, mais elle est bien la plus frivole et la moins édifiante. Oui, la frivolité, — tout mon malheur est là. J’ai manqué de sérieux et de réflexion ; je n’ai pas su discerner dans la vie ce qui est important et grave de ce qui n’est que vanité, sottise et colifichet. Ou plutôt, si, je discernais, mais on eût dit que le colifichet seul m’intéressât. C’est comme un fait exprès : je lui ai sacrifié tout le reste. Maintenant encore que je me suis assagie, — il à bien fallu ! — tu vois, j’aime les dentelles et les bagues et je serais volontiers coquette, n’était ma vieille figure ratatinée ! Je me le reproche parce que c’est un péché, — et puis c’est ridicule. Pourtant, puisque je suis sincère avec toi, je te l’avoue, j’ai beau faire, la vie ne me semble pas si grave, ni les choses de la vie si importantes qu’elles vaillent de grands sacrifices et qu’elles imposent des devoirs bien stricts. C’est mal ce que je te dis-là, et ce n’est pas ainsi qu’une grand’ tante devrait parler à son neveu. Mais mon neveu sais bien que je ne suis qu’une vieille radoteuse et n’a pas l’intention de me prendre pour directrice de conscience. D’ailleurs, je sais que mon opinion n’est pas juste, puisqu’elle n’est pas conforme à ce que la