Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/49

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essayiez vainement d’y appliquer toutes les ressources de votre art sans songer à prévenir la famille qu’il serait urgent de courir au presbytère ; le curé ne pourra-t-il pas dire de vous ce que vous disiez de lui tout à l’heure ?  : « Ce docteur Bivic est un pur scélérat ; il est très bon et très dévoué et par là il est très dangereux, car il est anticlérical avant d’être homme ; il a prévu que ce pauvre pécheur allait mourir et, par haine du clergé, il n’a pas craint de condamner son âme à des tortures infinies. »

— Je ne suis pas docteur en théologie, dit le médecin, mais puisque l’existence d’une vie éternelle nous est démontrée par le besoin d’une sanction vraiment juste, puisqu’on nous apprend que chacun doit être récompensé selon ses mérites, il me semble que c’est moi qui suis menacé de porter la peine de ma négligence et non ce moribond qui n’en peut mais ; et en allant plus loin, les vrais coupables dans l’affaire seront ceux qui, séquestrant ma nièce pour lui voler son argent, m’ont rendu anticlérical !

— Voilà un bon raisonnement, dit M. Tacaud en se frottant les mains ; voilà la justice immanente bien attrapée ! Mais j’entends plutôt le curé disant à la famille : « Cet affreux docteur Bivic s’est vengé sur le pauvre défunt du tort qu’il prétend avoir éprouvé parce que sa nièce a été touchée de la grâce ; ces gens haineux sont bien redoutables ! » et vous perdrez simplement un peu de l’autorité que vous a valu votre dévouement aux pauvres ; car, voyez-vous, la question telle que vous l’avez posée, se réduit à un conflit d’autorités. On ne se demande pas ce qui est vrai, on adopte l’opinion du curé ou celle du médecin suivant qu’on a plus d’affection pour l’un ou pour l’autre, parce que ces opinions tirent leur valeur uniquement du caractère de celui qui les professe ; quittez le pays, tout changera ; votre remplaçant n’aura pas votre dévouement. Un mauvais curé aussi compromet les intérêts de l’Église dans sa paroisse. Les résultats que vous obtenez dans votre lutte contre le clergé sont insignifiants parce qu’ils sont transitoires ; ils tiennent à vous, ils passeront avec vous. Vous dirai-je même le fond de ma pensée ? Les anticléricaux comme vous ont surtout pour effet d’entretenir le cléricalisme militant. Le clergé ne vous redoute pas, au contraire peut-être ; vous êtes un élément de sa force ! L’homme qui, dans tout le xixe siècle, a le plus profondément entamé l’autorité de l’Église, Renan, n’était pas anticlérical.

— Un bon paradoxe est agréable de temps en temps, répondit le docteur, et rompt la monotonie d’un voyage en chemin de fer. Vous allez encore vous réfugier dans votre tour d’ivoire et cher-