Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/278

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nes après ; et il aperçut confusément que la destinée lui voulait du bien. Etant donné qu’il ne possédait rien, il n’avait rien à risquer ; il signa donc d’une main ferme et indiqua pour adresse le premier hôtel de la ville ; le cours des blés était à 90. L’individu s’éloigna ; M. Sharp resta paisible à fumer par devant la petite boite ronde, et se distrayait à contempler — l’éminent suavemarimagniste ! — l’activité infatigable des passants. Une heure, puis deux, puis trois ; les gens d’en face montraient une inquiétude croissante ; les accapareurs de blé tentaient d’effectuer une rafle sur le marché ; et soudain les cours montaient comme un thermomètre plongé dans l’eau bouillante. Un individu bien vêtu s’approcha de mon digne ami et, visant de l’index la petite boîte, demanda : « Combien ? » M. Sharp, comme en rêve, répondit : « 130 ! » L’autre : « Je prends : Navire ? — La Junon. — Vendeur ? — W.-M.-E. Sharp. » Il tendit le bout de papier laissé par le premier individu, accepta en échange une autre fiche. Il venait de gagner une vingtaine de mille francs ; il entrevit que le commerce consistait à acheter des choses (navires ou chiffons, peu importe) à des individus mal mis et à les revendre à des messieurs bien mis, et il souriait à l’idée de ce blé, qui n’était pas encore chargé, qui se gâterait ou naufragerait peut-être en route, et qui serait vendu vingt fois, avant d’être rendu au port. Cependant, durant les 30 jours qui le séparaient de l’échéance, il dut pour subsister, débarder des couffins d’oranges. Il en conçut un grand mépris de l’argent ; et c’est toujours une consolation que de profiter des choses et des gens que l’on méprise.

Il continua ses spéculations de la manière que j’ai dit, laissant faire le Hasard et ne se mêlant jamais de le contrarier. Il fumait à la terrasse de son café ; si on lui offrait du blé, il l’achetait ; si on achetait, il vendait ; il se trouva que la fantaisie du cours justifia la tactique de M. Sharp. Il s’acquit ainsi la renommée d’un habile négociant, qui flairait les affaires de loin et prévoyait immanquablement les coups de bourse. Sans intervenir, il s’enrichit dans un moment où d’opulents marchands, gens d’expérience et d’astuce, se ruinaient.

Averti par une première perte légère, il n’insista pas ; il réalisa sa fortune et vint à Paris, où il mena d’abord une vie dissolue. Il choisit, tout spécialement pour y commettre des actes de luxure, un rez-de-chaussée à deux issues ; il lança une annonce ainsi conçue ;

J
ne étranger, bien constitué, intell. dist. paierait notes j. femme adultère, jolie. Rien des Agences. Éc. W. M. E. Sh, bur. 15.

Il obtint 127 réponses ; de concert avec deux secrétaires, il rédigea 127 demandes de rendez-vous.

En dix jours il vit 115 correspondantes. Il en élimina 25 vieilles, lubriques attardées, décrépites et recrépies ; une trentaine de filles, autant d’adultères hystériques, et quand il eut achevé d’écarter encore une douzaine de modistes, petites ouvrières, et un certain nombre d’institutrices anglaises, il lui resta juste 15