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Page:La Revue bleue, tome 49, 1892.djvu/201

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Considérons la Bourgeoisie, d’abord dans sa majorité frivole, puis dans sa minorité sérieuse et pensante.

La majorité se divise, au point de vue du genre de vie, en deux grands groupes, les actifs et les oisifs.

J’entends par actifs les hommes qui suivent une carrière et exercent une profession, le personnel des professions libérales : avocats, médecins, ingénieurs, etc. Et j’entends par oisifs les « gens du monde », puis les rentiers en général, enfin et surtout les femmes.

Les actifs d’abord.

Dans quel but le bachelier va-t-il, au sortir du collège, s’inscrire sur les registres des Facultés ? Ce but n’est pas douteux. L’étudiant, en général, ne s’adresse à la Faculté que pour en obtenir au plus vite un diplôme qui lui permette d’exercer, trente années durant, la lucrative routine de l’éternelle consultation pour l’éternel client « œgrotant » ou processif. Praticien, praticien, voilà tout ce qu’il veut être, le plus tôt possible et le plus longtemps possible. Quant au mystère sacré de la Vie que scrute la biologie, et quant au mystère encore plus sacré de la Justice que scrute la Science du droit, c’est à peine s’il les soupçonne, c’est à peine s’il veut les voir, c’est à peine s’il en emporte malgré lui un fugitif frisson.

Et voilà comment la Science, l’esprit scientifique, la haute Vie intellectuelle, sont étouffés d’avance par le souci exclusif de l’utilitarisme professionnel. Et voilà comment les carrières libérales de notre pays sont remplies de praticiens distingués, de techniciens éminents, — mais sous le savoir spécial desquels ne palpite et ne circule aucune Vie spirituelle profonde.

Passons aux oisifs.

Quelle idée se font de la Science les gens du monde et les femmes ? Nous pouvons nous en tenir aux femmes. Ne font-elles pas l’opinion ?

Or, cela non plus n’est pas douteux : pour les femmes, la Science, c’est un laboratoire ou une bibliothèque, une cornue ou un in-folio, quelque chose enfin d’inélégant ou de morose, — d’où sort, de temps à autre, sous le nom de découverte, quelque chose de drôle ou de sinistre, drôle comme le téléphone ou le phonographe, sinistre comme les poisons ou les explosifs, comme l’aconitine on la mélinite. Pour les femmes, la Science c’est de la physique amusante où de la chimie inquiétante ; mais rien de plus.

Et qu’y a-t-il là, je vous prie, qui puisse alimenter en elles l’intime Vie spirituelle ? Qu’y a-t-il là qui puisse nourrir leur imagination de feu, et leur cœur qui se dévore, et leur rêve éternel ?

Ainsi la Science n’a aucun rapport avec la vie morale. Elle reste extérieure. Elle reste au seuil du sanctuaire. Elle est littéralement pro-fane. Et la vraie vie, celle que l’on sent sourdre au tréfond de l’âme, peut se dessécher et tarir, sans que la Science y puisse rien, ou même en sache rien.

Inefficacité radicale de la Science, dans l’ordre des questions essentielles, des questions vitales : voilà donc le verdict de la majorité frivole de la Bourgeoisie.

Veut-on consulter maintenant la minorité pensante ? Elle se divise aussi à son tour, au point de vue des opinions cette fois, en deux grands groupes : les Catholiques et les Libres Penseurs.

Les Catholiques d’abord.

Qu’est-ce que la Science pour les Catholiques ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord répondre à une autre : qu’est-ce que le Dogme ?

Le Dogme se réduit à deux points essentiels :

1° Le Monde est constitué par une dualité, à savoir la distinction et l’opposition de la terre et du ciel ;

2° L’Homme pareillement est constitué par une dualité, à savoir la distinction et l’opposition du corps et de l’âme.

Au-dessus de la terre, il y a le ciel ; et au-dessus du corps, l’âme.

La vie terrestre est affreuse, mais la vie céleste sera délicieuse.

Le corps est méprisable, maïs l’âme est adorable.

Le corps ira donc pourrir dans la terre, mais l’âme s’en ira fleurir à jamais dans le ciel.

Voilà comment parle le Dogme. Mais voici qu’intervient la Science, et tout change atrocement.

Double désastre : la Science, sous le nom d’astronomie, détruit le Paradis, mystique séjour ; et, sous le nom de biologie, détruit l’Ame, mystique habitante. Plus de violes au fond des nues, plus de harpes éternelles ! Et plus d’immatérielle Psyché pour s’y envoler archangéliquement !

Et voilà comment la Science apparaît aux Catholiques, non plus seulement comme une indifférente, comme une froide étrangère, mais bien comme une sinistre ennemie.

Passons aux Libres Penseurs.

J’entends par là ceux qui, hier encore, s’étant réellement dégagés du dogme catholique, ne rêvaient plus de paradis artificiels, et estimaient que la vie terrestre est belle et bonne, et peut largement suffire.

Où en sont-ils aujourd’hui ? et quelle est leur attitude à l’endroit de la Science ? C’est ici le fait le plus grave que j’aie à signaler.

Les plus libres esprits, à l’heure qu’il est, devant la