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MADAME DARGENT

pour entendre sonner une heure parfaite, irréparable… Je lisais un de tes livres : cette phrase de Mme de Rouget me sauta aux yeux :

Je passerai dans ta vie, dédaignée, silencieuse, invisible, que m’importe ? Tu ne m’as aimée qu’un instant, mais tu ne saurais l’effacer du passé. Tu ne rattraperas pas ton mensonge : le mal que tu m’as fait, c’est ton enfant, c’est notre enfant, le fruit affreux de la trahison, le petit monstre tout vivant, gonflé du sang de mon cœur. Voilà ce qui va grandir à tes côtés. Voilà ce que je nourris pour toi. D’autres vont camper dans ta vie : moi j’y demeure. Tu pourras bien en descendre le cours jusqu’au bout, tu ne m’échapperas pas, parce que j’en ai empoisonné la source…

Oh ! Charles ! un seul mot révèle beaucoup de choses, s’il pénètre assez avant… Alors… Alors, je compris vers quelle part je pouvais étendre la main, du fond de la bassesse et du silence. Il n’y a pas d’amour malheureux ! Il n’y a que l’amour qui renonce, et je n’ai pas renoncé !

La fière petite main s’élève et retombe, trace en l’air le signe du commandement. Puis elle penche vers lui la tête, d’un geste lugubrement mutin. Du drap soulevé monte l’haleine du sépulcre.

― Hé ! Hé !… si je pouvais te dire… Oh ! je ne suis pas une femme comme les autres… Plus d’un coup, j’ai écarté l’obstacle… à moi seule.

Elle répète plusieurs fois « à moi seule » en baissant le ton, jusqu’au silence. Puis elle reprend, d’une voix changée, au débit égal et rapide, uniforme, extrêmement douce, de rêve…

― Laisse-moi prendre le bout du sentier : que le soleil est lourd ! De Nice à la côte africaine, on pourrait rouler de vague en vague, sur une écume d’argent. Regarde-moi bien. Ils diront que je suis folle, mais tu ne le croiras pas… Tu ne l’oseras point ! Réponds-moi donc ! Sais-tu qui je suis ? Toutes celles, toutes celles que tu as rêvées,