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MADAME DARGENT

― Resplendir et se consumer…, répète-t-elle encore, les yeux clos. S’il y avait une autre vie, je voudrais la vivre avec elles, tes filles tragiques, sans autre dieu que la forte sève de leurs veines, insatiables, âpres, hardies, libres comme des bêtes ! Comme tu les as fournies d’audace ! Que tu leur as prêté de vices ! Combien de crimes ingénieux dont vous avez ensemble caressé la pensée ! Et qu’elles m’ont été fidèles ! Car il est dur de marcher seule, dans la route aride et maudite ! Mais à chaque obstacle, c’était l’une d’elles qui se levait en silence, droite, impérieuse, et me fixant d’un regard animal… Rien ne pouvait plus m’arrêter… Leur audace et mon audace croissaient avec le danger… Quelquefois je faiblissais, je tremblais, dans leurs mains si fermes… Alors, elles entraient en moi, elles agissaient pour moi… Oh ! oh ! sans Louise de Trailles, crois-tu que j’aurais vu mourir sans remords le petit homme blond, le bébé si calme, si pensif, buvant l’affreuse chose dans son bol de faïence, et qui me souriait encore en s’essuyant la bouche de son petit poing fermé ?…

Cette fois, elle a frappé juste : au choc de l’horrible image, il réagit, de toutes les forces de l’instinct. Son cerveau peut lui fournir encore de belles raisons de ne pas croire ― de douter, au moins ― mais il ne les connaît plus. Il ne songe pas qu’il parle à une folle, qui ne peut discuter ni répondre, qu’elle emportera son secret… Non ! au plus profond de lui-même, il a senti qu’elle disait vrai.

― Qu’est-ce que tu racontes là, s’écrie-t-il. Quel enfant ?

― Le tien, dit-elle.

― Folle !

C’est tout ce qu’il trouve à dire. Sa bouche tremble, et il a devant les yeux une grande flamme verticale, éblouissante. Il serre dans ses doigts, tant qu’il peut, quelque chose d’inerte et de tiède… le bras de Mme Dargent.

― Oh ! tu vas me tuer, dit-elle avec douceur… Tu vas