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modestes. Le wagnérien, avec son estomac de croyant, se rassasie même des illusions de nourriture que lui présente son maître. Nous autres, qui demandons avant tout aux livres, comme à la musique, le substantiel, qui ne pouvons nous contenter de tables servies seulement pour représenter, nous sommes plus à plaindre. Pour parler plus clairement : Wagner ne nous donne pas assez à mettre sous la dent. Son récitatif, peu de viande, déjà plus d’os et beaucoup de bouillon, est appelé par moi alla genovese, et ainsi je ne flatte pas les Génois, mais bien l’ancien récitatif, le recitativo secco. En ce qui concerne le leitmotiv de Wagner, toute comparaison culinaire me manque pour lui. Si l’on m’y force, il pourrait peut-être me servir de cure-dent idéal, comme une occasion de me débarrasser de restes d’aliments. Resteraient les mélodies de Wagner. Dès maintenant je ne dis plus un mot.


IX

Dans le plan de l’action aussi, Wagner est avant tout comédien. Ce qui lui apparaît d’abord, c’est une scène d’un effet certain, une véritable action avec un véritable relief de gesticulation, une scène qui renverse. Cette scène, il la pense dans la profondeur, ce n’est que d’elle qu’il tire les caractères[1].

Tout le reste suit, d’après une économie technique, qui n’a pas de motifs d’être subtile. Ce n’est pas le public de Corneille que Wagner a dû ménager, il n’a affaire qu’au XIXe siècle. Wagner jugerait de la seule chose nécessaire à peu près comme tout autre comédien aujourd’hui : une série de scènes fortes, l’une plus forte que l’autre et, parmi tout cela, beaucoup de retorses stupidités. Il cherche d’abord à se garantir à lui-même l’effet de son œuvre : il commence par le troisième acte, il se démontre son œuvre par l’effet final de celui-ci. Avec une pareille compréhension du théâtre comme fil directeur, on n’est pas en danger de créer un drame sans s’en douter. Le drame exige la dure logique : mais qu’importait la logique pour Wagner ? Soit dit encore une fois : ce n’est pas le public de Corneille qu’il aurait à ménager :

  1. Remarque. — Ça été un vrai malheur pour l’esthétique, d’avoir toujours traduit le mot dramatique par le mot action. Wagner ne se trompe pas seul en ceci ; tout le monde est encore dans l’erreur, même les philologues qui devraient mieux le savoir. Le drame antique avait en vue de grandes scènes pathétiques ; il écartait précisément l’action (la reléguait avant le commencement ou derrière la scène). Le mot drame est d’origine dorique et d’après les usages linguistiques doriques, il signifie « événement, histoire », ces deux mots pris dans le sens hiératique. Le drame le plus ancien représentait des légendes locales, la « sainte histoire » sur laquelle reposait le fondement du culte (donc pas d’action mais un événement : δρᾶν en dorique, ne signifie pas du tout « faire ». (Note de Nietzsche.)