Page:La Société nouvelle, année 10, tome 2, 1894.djvu/492

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même elle ne peut l’être tant que l’évolution accomplie dans les esprits se heurtera contre la résistance des préjugés et de ce que l’on appelle les « intérêts établis ». Le changement doit être d’autant plus brusque et même d’autant plus violent que la digue à renverser est plus haute et plus large, composée de matériaux plus solidement maçonnés. S’il y avait franc jeu entre les forces en lutte, si les réacteurs et les novateurs, séparés par la masse oscillante des sceptiques et des irrésolus, combattaient personnellement sans alliance avec des forces étrangères, les questions seraient plus vite résolues, et les évolutions déjà mûres seraient pacifiquement suivies des révolutions correspondantes ; mais ces multitudes, non encore nées à la vie individuelle de la pensée et de l’action libres, constituent un énorme poids mort que les dispensateurs du pouvoir emploient à leur profit pour écraser leurs adversaires. Le cours naturel de l’histoire se trouve ainsi retardé ; mais le retard ne se transforme pas en arrêt définitif si la poussée morale est assez puissante pour susciter de nouveaux lutteurs et pour ébranler la foi de ceux qui défendent les causes vieillies. Tout ce qui est incapable de se renouveler, de s’accommoder au milieu changeant, est condamné d’avance : la force brute ne lui servira de rien ; l’utopie d’aujourd’hui, se précisant de jour en jour, deviendra la réalité de demain.

Certes, tous, qui que nous soyons, hommes de désir ou dolents du passé, tous nous avons la conviction de changements prochains, d’évolutions intellectuelles et morales destinées à produire d’inévitables révolutions. Puisque nous prévoyons de grands événements et que chacun de nous y aura sa part d’action, minime ou puissante, notre devoir est de ne point nous laisser entraîner comme des fétus au vent, mais de nous saisir énergiquement et de nous rendre compte avec une sincérité parfaite de ce que nous pensons et de ce que nous voulons. Quel est l’idéal personnel de chacun de nous ? Quel est l’idéal collectif qui nous semble ressortir de tous les désirs, de toutes les volontés tendues ? Criminel, lâche du moins, est celui qui se taira tout en croyant pouvoir répondre à cette question. Libre à quiconque de voir dans l’idéal présent un feu follet qui nous égare au milieu des fondrières ; mais que les moqueurs donnent aussi leur solution. Nous faisons appel à tous, afin que, nous aidant les uns les autres en notre désir de bien voir et de comprendre, nous nous rapprochions du grand but : « Être des hommes ! »

Le premier point de notre idéal, évidemment, est que chaque homme possède de quoi manger, et j’entends par là que chacun ait la possibilité de vivre en des conditions parfaites de bien-être matériel. Je doute qu’un homme quelconque, si égoïste, si dur qu’il soit envers les souffrants, se prononce nettement contre ce désir ; il lui suffira de ricaner en disant que