Page:La Société nouvelle, année 11, tome 1, volume 21, 1895.djvu/104

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aucune réalité, — qui ne peut pas finir par une réalisation ; un espoir d’au-delà. (A cause de cette faculté de faire languir le malheureux, l’espoir était considéré par les Grecs comme le mal des maux, comme le plus malin de tous qui resta au fond de la boîte de Pandore.) — Pour que l’amour soit possible, Dieu doit être personnel ; pour que les instincts les plus inférieurs puissent être de la partie, il faut que Dieu soit jeune. Pour la ferveur des femmes on met un beau saint au premier plan, pour celle des hommes une Vierge Marie. Ceci à condition que le christianisme veuille devenir maître du sol, où le culte d’Aphrodite et le culte d’Adonis avaient déjà déterminé la conception du culte. La revendication de la chasteté renforce la véhémence et l’intériorité de l’instinct religieux — elle rend le culte plus chaud, plus enthousiaste, plus intense. — L’amour est l’état où l’homme voit le plus les choses comme elles ne sont pas. La force illusoire est à sa plus grande hauteur, de même la force adoucissante, la force glorifiante. On supporte davantage en amour, on souffre tout. Il s’agissait de trouver une religion où l’on puisse aimer : avec l’amour on se met au-dessus des pires choses dans la vie — on ne les voit plus du tout. — Ceci sur les trois vertus chrétiennes, la foi, l’amour et l’espérance : je les appelle les trois prudences chrétiennes. — Le bouddhisme est trop tardif, trop positif, pour être encore prudent de cette façon.

Frédéric Nietzsche
(Traduit de l’allemand par Henri Albert)

(À suivre.)