Page:La Société nouvelle, année 11, tome 1, volume 21, 1895.djvu/213

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Je ne vois pas contre qui était dirigée l’insurrection dont Jésus a été interprété, ou mal interprété, comme le promoteur, si cette insurrection n’était pas dirigée contre l’Église juive, Église pris exactement dans le sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot. C’était une insurrection contre « les bons et les justes », contre les « saints d’Israël », contre la hiérarchie de la société, non contre sa corruption, mais contre la caste, le privilège, l’ordre, la formule, le manque de foi en les « hommes supérieurs », un non prononcé contre tout ce qui était prêtre et théologien. Mais la hiérarchie qui, par ce fait, était mise en question, ne fût-ce que pour un instant, était l’habitation sur pilotis qui seul permettait au peuple juif d’exister au milieu « de l’eau », la possibilité de survivre péniblement atteinte, le residu de son existence politique autonome : une attaque contre elle était une attaque contre son plus profond instinct populaire, contre la plus tenace volonté de vivre d’un peuple qu’il y ait jamais eu sur la terre. Ce saint anarchiste qui appelait le plus bas peuple, les réprouvés et les pécheurs, les Tchândâla du judaïsme, à la résistance contre l’ordre établi, avec un langage qui, maintenant encore, mènerait en Sibérie, si l’on peut en croire les Évangiles, cet anarchiste était un criminel politique, autant du moins qu’un criminel politique était possible dans une communauté absurdement impolitique. Ceci le conduisit à la croix : l’inscription qui se trouvait sur cette croix en est la preuve. Il mourut pour ses péchés, il manque toute raison de prétendre, quoi qu’on l’ait fait assez souvent, qu’il est mort pour les péchés des autres.


XXVIII


Une telle contradiction était-elle un fait de sa conscience, c’est ce que l’on paraît être en droit de se demander — ou ne l’éprouverions-nous pas simplement comme une contradiction. Et c’est ici seulement que nous touchons au problème de la psychologie du Sauveur.

— Je reconnais que je lis peu de livres avec autant de difficultés que les évangiles. Ces difficultés sont d’autre ordre que celles qui permirent à la savante curiosité de l’esprit allemand de célébrer ses inoubliables triomphes. Le temps est loin, où, moi aussi, pareil à tout autre jeune savant, je savourais avec la prudente lenteur du philologue raffiné, l’ouvrage de l’incomparable Strauss. J’avais alors vingt ans, maintenant je suis trop sérieux pour cela. Que m’importent les inconséquences de la « tradition » ? Comment peut-on, en général, appeler « tradition » des légendes de saints ! Les histoires de saints sont la littérature la plus équivoque qu’il y ait : Appliquer à elles la méthode scientifique, s’il n’existe pas d’autres documents, me semble condamné de prime-abord — simple désœuvrement de savant !…