Page:La Société nouvelle, année 11, tome 1, volume 21, 1895.djvu/779

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nisme a été le vampire de l’Empire romain, — il a mis à néant, en une seule nuit, cette action énorme des Romains : avoir gagné un terrain pour une grande culture qui a le temps. — Ne comprend-on toujours pas ? L’Empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement, son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années, — jamais jusqu’à maintenant on n’a construit ainsi, jamais on n’a même rêvé de construire, en une égale mesure, sub specie æterni ! — Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses — premier principe de toute grande architecture. Pourtant elle n’a pas été assez forte contre l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… Cette sourde vermine qui s’approchait de chacun en pleine nuit et dans le brouillard des jours douteux, qui soutirait à chacun le sérieux pour les choses vraies, l’instinct des réalités, cette bande lâche, féminine et doucereuse, a éloigné pas à pas l’« âme » de cet énorme édifice, — ces natures précieuses virilement nobles qui voyaient dans la cause de Rome leur propre cause, leur propre sérieux et leur propre fierté. La sournoiserie des cagots, la cachotterie des conventicules, des idées sombres comme l’enfer, le sacrifice des innocents, comme l’union mystique dans la dégustation du sang, avant tout, le feu de la haine lentement avivé, la haine des Tchândâla — c’est cela qui devint maître de Rome, la même espèce de religion qui dans sa forme préexistante avait déjà été combattue par Épicure. Qu’on lise Lucrèce pour comprendre ce à quoi Épicure a fait la guerre, ce n’était point le paganisme, mais le « christianisme », je veux dire la corruption de l’âme par l’idée du péché, de la pénitence et de l’immortalité. — Il combattit les cultes souterrains, tout le christianisme latent, — en ce temps-là nier l’immortalité était déjà une véritable rédemption. — Et Épicure eût été victorieux, tout esprit respectable de l’Empire romain était épicurien : alors parut saint Paul… Saint Paul, la haine de Tchândâla contre Rome, contre le « monde » devenu chair, devenu génie, saint Paul le juif, le juif errant par excellence[1] ! Ce qu’il devina, c’était comment on pourrait allumer un incendie universel avec l’aide du petit mouvement sectaire des chrétiens, à l’écart du judaïsme, comment, à l’aide du symbole « Dieu sur la Croix », on pourrait réunir en une puissance énorme tout ce qui était bas et secrètement insurgé, tout l’héritage des menées anarchistes de l’Empire. « Le salut vient par les Juifs. » — Faire du christianisme une formule pour surenchérir les cultes souterrains de toutes les espèces, ceux d’Osiris, de la grande

  1. Par excellence, en français dans le texte. (N. du T.)