Page:La Société nouvelle, année 12, tome 1, 1896.djvu/187

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paysans y est immense, et il y a beaucoup de paysans propriétaires, comme en France. Par la faute des bourgeois qui à trois reprises différentes ont refoulé et réprimé le soulèvement spontané des paysans de l’Allemagne : en 1520 d’abord, puis en 1830, puis en 1848, cette masse immense forme aujourd’hui la grande forteresse de la réaction, le point d’appui formidable sur lequel M. de Bismarck fait travailler son levier menaçant contre toutes les libertés de l’Europe ; et le socialisme abstrait des Allemands y rencontre une opposition très sérieuse, très dangereuse.

Vous ne tomberez pas dans la faute des Allemands et vous ne vous contenterez pas de faire du socialisme de ville ; vous ne ferez pas abstraction de l’esprit et des aspirations naturelles et puissantes de votre prolétariat de campagne, de vos vingt millions de paysans. Vous ne condamnerez pas votre révolution à une défaite certaine, Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée ? Eh bien, je crois que vous avez un élément révolutionnaire bien plus puissant et réel dans les campagnes que dans les villes. Sans doute il y a plus d’instruction chez vos ouvriers des villes. L’ignorance, hélas ! est générale dans votre pays. Mais elle est bien plus grande dans les campagnes que dans les villes. Dans le prolétariat des villes il y a plus de pensée, plus de conscience révolutionnaire, mais il y a plus de puissance naturelle dans les campagnes.

Votre peuple des campagnes est naturellement révolutionnaire, malgré les prêtres dont l’influence ne s’exerce que sur son épiderme. Et à ce propos je veux vous dire ce que je pense de la propagande de la libre pensée. Cette propagande est excellente pour le redressement de l’esprit et des tendances pratiques de la jeunesse plus ou moins lettrée. Mais sur le peuple proprement dit, son action est nulle. Car la religion du peuple n’est point autant l’effet d’une aberration théorique, que celui d’une protestation pratique de la vie populaire contre les étroites limites qui lui sont imposées, contre sa servitude et contre sa misère. Émancipez le peuple réellement, largement et vous verrez toutes les superstitions religieuses et tous les enivrements célestes tomber d’eux-mêmes. Ce n’est point la propagande de la libre pensée, c’est la révolution sociale qui tuera la religion dans le peuple.

Votre paysan est nécessairement socialiste et au point de vue révolutionnaire, on peut dire qu’il se trouve dans la plus excellente position, c’est-à-dire dans une situation économique détestable. À l’exception des paysans de la Toscane, peut-être, où il y a beaucoup de métayers, — j’ignore la situation économique de vos paysans romagnols, — les paysans du Piémont, de la Lombardie, de tout l’ancien royaume de Naples se trouvent plongés dans une telle misère, leur existence est devenue si impossible, qu’une révolution partie des campagnes me paraît inévitable, alors même