Page:La Société nouvelle, année 12, tome 2, 1896.djvu/319

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révolutionnaires polonais n’avaient d’autres préoccupations que la reconstitution de l’antique État polonais, les révolutionnaires russes, au contraire, voulaient précisément la destruction de leur Empire. »

Pestel, Mouravieff-Apostol et Destoujeff-Rumin étaient non seulement de grandes intelligences, c’étaient aussi de grands caractères. Pendus tous les trois à Pétersbourg, en 1826, ils moururent comme des héros, sans phrases. Ils eurent pour compagnons de supplice le poète Rylseff, le membre le plus avancé de la société du Nord, et le polonais Kochanowski. Quelques jours avant son exécution, Pestel avait reçu la visite de son père, général-gouverneur de la Sibérie, une grande canaille, brutal, voleur, assassin, enfin ce qu’on appelle un bon serviteur du tzar. Il vint dire des injures à son fils, qui ne daigna pas même lui répondre. Une seule fois, lorsque son digne père lui avait adressé cette question : « Eh bien, dis donc, que pensiez-vous, qu’auriez-vous fait si vous aviez bouleversé l’Empire ? » Pestel lui répondit : « Nous aurions délivré la Russie de monstres comme vous. »

Le supplice du gibet n’étant pas habituel en Russie, le bourreau, en exécutant nos chers martyrs de la liberté, ces précurseurs de notre œuvre à nous, se montra excessivement maladroit. La corde mal arrangée avait glissé sur le visage de Pestel. Il retomba par terre terriblement meurtri ; et voici les seuls mots qu’il prononça pendant que le bourreau lui préparait une corde nouvelle :

« On ne sait pas même pendre en Russie ! »

Tu demanderas sans doute : Comment des hommes pareils ont pu naître et se développer en Russie, au milieu d’une classe nobiliaire qui n’avait d’autre tradition que la servilité la plus abjecte vis-à-vis des tzars et le despotisme le plus barbare vis-à-vis des paysans ses esclaves, et dont tous les intérêts, toute l’existence étaient contraires à la liberté et à l’humanité ? Qu’il se soit trouvé une ou même plusieurs exceptions, il n’y aurait rien d’étonnant, mais que plusieurs centaines d’individus, nés dans le privilège, vivant du privilège, et occupant des positions plus ou moins brillantes et lucratives dans la société, se sacrifient, s’immolent pour tuer le privilège et pour émanciper leurs esclaves, voilà ce qui ne s’est jamais vu dans aucun pays et ce qui a été une réalité en Russie. Comment expliquer ce phénomène étrange ?

Eh bien, moi je l’explique par la fraîcheur barbare de leur nature. Ils n’ont pas été dépravés par un long exercice de la civilisation bourgeoise de l’Occident, et ils n’ont pas eu le temps de se blaser sur elle, car ils n’en ont jamais vu le……[1] Vivant au milieu de la barbarie, entourés

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