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précisément de cette manière que l’avait conçu Bouddha, qui de tous les révélateurs religieux, fut certainement le plus profond, le plus sincère, le plus vrai.

Seulement Bouddha ne savait pas et ne pouvait pas savoir que c’était l’esprit humain lui-même qui avait créé ce dieu-néant. C’est à peine vers la fin du siècle dernier qu’on a commencé à s’en apercevoir, et ce n’est que dans notre siècle à nous que grâce à des études beaucoup plus approfondies sur la nature et sur les opérations de l’esprit humain, on est parvenu à s’en rendre compte tout à fait.

Alors que l’esprit humain créa Dieu, il procéda avec la plus complète naïveté ; et sans s’en douter le moins du monde, il put s’adorer dans son dieu-néant.

Cependant il ne pouvait s’arrêter devant ce néant qu’il avait fait lui-même, il devait à toute force le remplir et le faire redescendre sur la terre, dans la réalité vivante. Il arriva à cette fin toujours avec la même naïveté et par le procédé le plus naturel, le plus simple. Après avoir divinisé son propre moi arrivé à cet état d’abstraction ou de vide absolu, il s’agenouilla devant lui, l’adora et le proclama la cause et l’auteur de toutes choses ; ce fut le commencement de la théologie.

Alors il se fit un revirement complet, décisif, fatal, historiquement inévitable sans doute, mais tout de même excessivement désastreux dans toutes les conceptions humaines.

Dieu, le néant absolu, fut proclamé le seul être vivant, puissant et réel, et le monde vivant et, par une conséquence nécessaire, la nature, toutes les choses effectivement réelles et vivantes en tant que comparées à ce dieu, furent déclarées néant. C’est le propre de la théologie de faire du néant le réel, et du réel le néant.

Procédant toujours avec la même naïveté et sans avoir la moindre conscience de ce qu’il faisait, l’homme usa d’un moyen très ingénieux et très naturel à la fois pour remplir le vide effrayant de sa divinité : il lui attribua tout simplement, en les exagérant toutefois jusqu’à des proportions monstrueuses, toutes les actions, toutes les forces, toutes les qualités et propriétés, bonnes ou mauvaises, bienfaisantes ou malfaisantes, qu’il trouva tant dans la nature que dans la société. Ce fut ainsi que la terre, mise au pillage, s’appauvrit au profit du ciel, qui s’enrichit de ses dépouilles.

Il en résulta ceci, que plus le ciel, l’habitation de la divinité, s’enrichit et plus la terre devenait misérable, et qu’il suffit qu’une chose fût adorée dans le ciel, pour que tout le contraire de cette chose se trouvât réalisé dans ce bas monde. C’est ce qu’on appelle les fictions religieuses ; à chacune de ces fictions correspond, on ne le sait que trop bien, quelque réalité