Page:La Société nouvelle, année 12, tome 2, 1896.djvu/591

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par les uns, on pouvait chercher protection chez les autres, et le mal causé par un dieu trouvait sa compensation par le bien produit par un autre. Il n’y avait donc pas dans la mythologie grecque cette contradiction logiquement aussi bien que moralement monstrueuse, que le bien et le mal, la beauté et la laideur, la bonté et la méchanceté, la haine et l’amour se trouvent concentrés dans une seule et même personne, comme cela se présente fatalement dans le dieu du monothéisme.

Cette monstruosité, nous la trouvons tout active dans le dieu des juifs et des chrétiens. Elle était une conséquence nécessaire de l’unité divine ; et, en effet, cette unité une fois admise, comment expliquer la coexistence du bien et du mal ? Les anciens Perses avaient au moins imaginé deux dieux : l’un, celui de la Lumière et du Bien, Ormuzd ; l’autre, celui du Mal et des Ténèbres, Ahriman ; alors il était naturel qu’ils se combattent, comme le mal et le bien se combattent et l’emportent tour à tour dans la nature et dans la société. Mais comment expliquer qu’un seul et même Dieu, tout-puissant, tout vérité, amour, beauté, ait pu donner naissance au mal, à la haine, à la laideur, au mensonge ?

Pour résoudre cette contradiction, les théologiens juifs et chrétiens ont eu recours aux inventions les plus révoltantes et les plus insensées. D’abord, elles attribuèrent tout le mal à Satan. Mais Satan d’où vient-il ? Est-il, comme Ahriman, l’égal de Dieu ? Pas du tout ; comme tout le reste de la création, il est l’œuvre de Dieu. Donc ce fut Dieu qui engendra le mal. Non, répondent les théologiens, Satan fut d’abord un ange de lumière, et ce ne fut qu’après sa révolte contre Dieu qu’il devint l’ange des ténèbres. Mais si la révolte est un mal, — ce qui est très sujet à caution, et nous croyons au contraire qu’elle est un bien, puisque, sans elle, il n’y aurait jamais eu d’émancipation sociale, — si elle constitue un crime, qui a créé la possibilité de ce mal ? Dieu, sans doute, vous répondront encore les mêmes théologiens, mais il n’a rendu le mal possible que pour laisser aux anges comme aux hommes, le libre arbitre, et qu’est-ce que le libre arbitre ? C’est la faculté de choisir entre le bien et le mal, et de se décider spontanément soit pour l’un soit pour l’autre. Mais pour que les anges et les hommes aient pu choisir le mal, aient pu se décider pour le mal, il faut que le mal ait existé indépendamment d’eux, et qui a pu lui donner cette existence, sinon Dieu ?

Aussi, prétendent les théologiens, après la chute de Satan qui précéda celle de l’homme, Dieu, sans doute éclairé par cette expérience, ne voulant pas que d’autres anges suivent l’exemple fatal de Satan, les priva du libre arbitre, ne leur laissant plus que la faculté du bien, de sorte que désormais ils sont forcément vertueux et ne s’imaginent plus d’autre félicité que de servir éternellement comme valets ce terrible seigneur.