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Scheffield, m’apprend que ces fabriques confient aussi une part de la besogne à de petits patrons. Mais, en général, toute la coutellerie sort des mains d’ouvriers travaillant en famille et chacun chez soi, ou bien, moyennant quelques shellings par semaine, ils louent de petits ateliers avec force motrice. D’immenses bâtiments sont subdivisés en quantités de ces petits ateliers, dont la plupart n’ont que quelques mètres carrés. J’ai vu là des ouvriers martelant toute la journée sur une petite enclume à côté de leur forge et s’associant parfois un compagnon, parfois deux. Aux étages supérieurs, d’autres ateliers munis de force motrice occupent trois, quatre ou cinq apprentis dirigés par un patron, fabricant à l’aide de machines peu compliquées toutes sortes d’outils : limes, scies, lames de couteaux, rasoirs, etc. : on procède non loin de là au repassage et au polissage, et l’acier se prépare dans de petites fonderies, dont tout le personnel consiste en cinq ou six ouvriers. En visitant Scheffield, je m’imaginais presque parcourir un village russe, tel que Pavlovo ou Vorsma, habité par des couteliers, tant cette ville a conservé l’organisation primitive, ce qui est d’autant plus remarquable que le gain de l’ouvrier est fort minime ; mais il préfère vivre de peu au milieu des siens que gagner un riche salaire comme salarié de l’usine. Le caractère indépendant de leurs anciens corps de métier, qui firent tant parler d’eux il y a quelque vingt-cinq ans, s’est maintenu dans cette fière population.

Naguère encore Leeds et ses environs étaient le siège d’industries domestiques très développées, et en 1857, lors de la publication par Edw. Baines du Yorkshire, son passé et son présent, presque tout le drap fabriqué dans la région était tissé à la main[1]. Deux fois par semaine on l’apportait à la halle et sur le coup de midi il était livré aux marchands, qui lui faisaient subir un apprêt définitif dans leurs fabriques. On s’associait à plusieurs pour louer un atelier où la laine était dégrossie et filée, mais elle passait ensuite aux mains des ouvriers qui la tissaient en famille. Douze ans plus tard, le métier à la main était dépossédé par le métier à vapeur, mais les drapiers, jaloux de maintenir leur indépendance, imaginèrent un mode de travail tout particulier : ils louaient un atelier suppléé de force motrice, et quelquefois aussi les métiers mécaniques dans une fabrique, et travaillaient librement, organisation caractéristique, pratiquée encore aujourd’hui et qui peut donner une idée de la lutte héroïque soutenue par les ouvriers indépendants contre le travail de fabrique. Il faut dire aussi que très souvent le triomphe de la grande usine s’obtint ici par d’adroites falsi-

  1. Sur les 43,000 tisserands du Yorkshire, une bonne moitié travaillaient alors à la main, ainsi que le cinquième environ des 79,000 ouvriers en lainages de toute sorte.