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d’eau de l’idéal wagnérien. L’action seule nous en débarrasse déjà. Elle a encore de Mérimée la logique dans la passion, la ligne la plus courte, la dure nécessité ; elle a, avant tout, ce qui appartient à la zone chaude, la sécheresse de l’air, la limpidezza dans l’atmosphère. Sous tous les rapports, le climat est changé ici. Ici parlent une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre joie. Cette musique est gaie, mais non d’une gaîté française ou allemande. Sa gaîté est africaine ; elle à la fatalité au-dessus d’elle, son bonheur est court, soudain, sans merci. J’envie Bizet parce qu’il a eu le courage de cette sensibilité, qui n’avait pas jusqu’ici d’expression dans la bonne musique en Europe, cette sensibilité plus foncée, plus brûlée.

Que les après-midi ensoleillés de son bonheur nous font du bien ! Nous regardons au delà ; avons-nous jamais vu la mer plus calme ? Et que la danse maure nous parle doucement ! Comme dans son humeur sombre et lascive notre insatiabilité apprend enfin à connaître la satiété. L’amour enfin, tel que la nature a su le conserver, non pas l’amour à la Senta d’une vierge supérieure ! Pas de sentimentalité, mais l’amour comme destin, comme fatalité, cynique, innocent et cruel et en cela même la nature. L’amour, qui est dans ses moyens la guerre, dans son essence la haine à mort des sexes ! Je ne connais aucun cas, où la force tragique causée par l’amour est exprimée si énergiquement, est devenue si formellement terrible que dans le dernier cri de Don José à la fin de l’œuvre :

C’est moi qui l’ai tuée
Ma Carmen adorée.

Une pareille compréhension de l’amour (la seule qui soit digne du philosophe) est rare ; elle élève une œuvre d’art au-dessus de milliers d’autres. Car, en moyenne, les artistes agissent comme tout le monde, souvent même ils agissent plus mal, ils méconnaissent l’amour. Wagner aussi l’a méconnu. Ils croient être généreux en amour parce qu’ils veulent le bien d’un autre être, souvent contre leur propre intérêt. Mais pour cela, ils veulent la pos-

    artiste (Flaubert, Stendhal). Mais s’il n’y avait pas au Nord de brumeux et profonds artistes, le Midi ne donnerait, n’étant pas piqué par le contraste, que des œuvres faciles et conventionnelles ; aussi si le Midi ne produisait pas, le Nord se bercerait en quelques légendes, ou bien ses artistes lutteraient avec ceux du Midi, lutteraient d’habileté personnelle en une même convention. Voyez les résultats sans importance des écoles de Rome, où des gens de diverses races exécutent les mêmes travaux, maintenus qu’ils sont par une tradition ; au contraire, les poètes indépendants du Nord (Shelley) qui descendent en Italie, y renforcent leur originalité natale, de même qu’au moyen-âge, les méridionaux (tels le Dante) venaient reforger leur génie originel dans des villes septentrionales. On pourrait développer cette théorie, avec exemples à l’infini ; c’est souvent du contraste de la nature de l’artiste et du milieu où il vit, du climat sous lequel il vit, que se dégage sa personnalité.