Page:La Société nouvelle, année 8, tome 1, 1892.djvu/334

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m’avertissait que je devais me garder d’une nouvelle exhibition d’une mortalité commerciale disparue ; aussi je rougis et me tus, pendant que la jeune fille me regardait simplement avec la plus grande gravité, comme si j’étais un étranger s’embrouillant dans ses discours, car il était clair qu’elle n’y comprenait rien.

« Je vous remercie infiniment, » dis-je à la fin avec effusion ; en mettant la pipe en poche, je n’étais pas sans scrupules, car j’avais l’appréhension de me trouver bientôt devant un magistrat.

« Oh ! ce n’est rien, il n’y a pas de quoi, » répondit la petite jeune fille, avec une affectation de manières de grande personne qui était très drôle, « c’est un si grand plaisir de servir d’aimables vieillards comme vous ; surtout quand on voit tout de suite qu’ils viennent de très loin d’au delà des mers.

« Oui, ma chère, » dis-je, « j’ai été un grand voyageur ».

Pendant que je faisais ce mensonge par pure politesse, le garcon rentrait, avec un plateau chargé d’une carafe et de deux beaux verres. « Voisins, » dit la fille, qui faisait tous les frais de la conversation, son frère étant visiblement trop timide, « je vous en prie, buvez un verre à notre santé avant de partir, car nous n’avons pas des hôtes comme vous tous les jours ». En même temps le garçon mit le plateau sur le comptoir et versa solennellement un vin couleur de paille dans les deux longs verres. Pas de refus, je bus, la chaude journée m’ayant donné grand’soif ; et je pensai : Je suis encore au monde, et les grappes du Rhin n’ont pas encore perdu leur saveur ; car si jamais je bus du bon Steinberger, ce fut ce matin là ; et mentalement je pris note pour demander à Dick comment il faisait pour avoir encore du vin fin, quand il n’y avait plus de laboureurs obligés de boire du tord-boyau au lieu du vin pur qu’ils font eux-mêmes.

« Ne buvez-vous pas un verre à notre santé, à votre tour, chers petits voisins ? » dis-je.

« Je ne bois pas de vin, » répondit la petite fille ; « je préfère la limonade ; mais je souhaite votre santé ! »

« Et moi, je préfère le ginger-beer, » dit le petit garçon.

Bien, bien, pensai-je, les goûts des enfants n’ont pas beaucoup changé. Et, leur disant bonjour, nous sortîmes de la baraque. A mon désappointement, comme un changement dans un rêve, un grand vieillard tenait notre cheval au lieu de la belle femme. Il nous expliqua que la jeune fille ne pouvait pas attendre et qu’il avait pris sa place ; il clignait des yeux et se mit à rire, quand il vit comment nos figures se renfrognaient, de telle sorte que nous n’avions rien d’autre à faire que de rire aussi.

« Où allez-vous ? » demanda-t-il à Dick.