Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/206

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vante Fiénia, en entendant le son des clochettes d’attelage sur la grand’route.

Tous les habitants de la maison furent pris d’une épouvante folle. La comtesse courut à sa chambre et se mit au lit, pensant y trouver l’asile le plus sûr. Le comte ne fit qu’un saut à la chambre de Véra et s’emparant au hasard des papiers et des livres qui lui tombaient sous la main, les jeta dans le poêle flambant. Les domestiques avaient tous disparu.

Ce ne fut qu’une fausse alerte, — un employé de la douane qui passait, — mais il fallut du temps pour se remettre de cette émotion.

Quant à Véra, le coup qui la frappa était si inattendu, si horrible qu’elle restait dans un état d’abattement complet sans pouvoir mesurer ce malheur dans toute son étendue.

Cette pensée qu’on allait emmener Wassiltzew, les séparer pour toujours, était si atroce qu’elle ne pouvait la caser dans son cerveau. Ce qui arriverait « après » — elle ne se le représentait même pas. Cet « après » hantait son imagination comme un abîme sans fond et sa tête tournait dès qu’elle y plongeait le regard. Pour le moment, son inquiétude et son tourment c’était qu’il partît sans lui dire adieu. Le voir encore une fois, une heure, une minute, et puis — arrive que pourra ! Parfois, il lui semblait qu’il leur suffirait de se revoir pour que tout fût réparé et s’arrangeât d’une façon ou d’une autre.

Tous ses désirs, toutes ses pensées, toute sa volonté se concentraient en un seul besoin : le revoir !

Mais ce n’était pas chose facile. Wassiltzew était prisonnier dans sa propre maison et gardé à vue par les gendarmes.

On surveillait aussi Véra sévèrement. Toute la famille la croyait capable d’un acte de désespoir et on ne la laissait pas seule un instant ; le jour c’étaient sa mère et ses sœurs qui la gardaient et la nuit ce soin était confié à Anissia.

Le deuxième jour touchait à sa fin et Véra n’avait pu encore trouver le moyen de quitter la maison. Elle était sans nouvelles de Wassiltzew, car personne n’entrait de chez le voisin, pas même un chien.

Le lendemain, à l’aurore, on l’emmènerait et alors tout serait fini. À cette pensée, il semblait à Véra qu’elle devenait folle.

— Anissia, mon amie, ma petite colombe ! Laisse-moi l’aller voir ! Une heure, une seule ! Personne ne le saura, supplia-t-elle.

— Y pensez-vous, Mademoiselle ? répondit Anissia, en faisant des deux mains un geste d’effroi.

— Anissia ! Souviens-toi de ta jeunesse ! Tu m’as dit plus d’une fois combien la vie était dure pour vous au temps du servage ! C’est à cause de vous, à cause des paysans que Stiépane Mikhailovitch est persécuté.