Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/209

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

saient sur l’étroit lit de fer dont la couverture gisait dans un coin. Des bouts de papier, des lettres déchirées, de vieilles factures couvraient le plancher. Deux grandes caisses étaient remplies de livres et les rayons vides de la bibliothèque ressemblaient à de noirs squelettes. Une valise laissant passer du linge, des vêtements, une paire de bottes, s’étalait au milieu de la chambre.

En ouvrant la porte, Véra sentit pour la première fois depuis qu’elle avait quitté sa maison une émotion profonde lui étreindre le cœur. Elle s’arrêta sur le seuil, sans avoir la force de faire un pas en avant ou de prononcer une parole.

Wassiltzew lui tournait le dos, penché sur la table de travail, si absorbé dans sa besogne qu’il n’entendit pas le grincement de la porte.

Lorqu’un instant après il se retourna et aperçut Véra toute pâle, son visage n’exprima aucun étonnement, mais seulement une joie infinie : il semblait l’attendre et ne pas douter qu’elle viendrait. Il s’élança vers elle et ils restèrent pendant quelques secondes les mains dans les mains, silencieux, la gorge serrée. Enfin, avec un sanglot étouffé, Véra se rapprocha brusquement. Un léger bruit de pas se fit entendre derrière la porte, on sentait la présence invisible d’un étranger. Un tremblement nerveux secoua Wassiltzew.

— Véra, mon amie, nous ne sommes pas seuls. On nous écoute. Ne donnons pas notre souffrance en spectacle à ces scélérats, murmura-t-il, les dents serrées. Il avait subitement repris possession de lui-même et la fit asseoir à ses côtés sur le divan, repoussant le tas de livres qui l’encombrait. Son visage était très pâle ; aux coins de sa bouche passait de temps en temps un tressaillement convulsif et les veines de ses tempes semblaient tendues comme des cordes. Mais il continuait à parler d’une voix calme de choses indifférentes.

— J’ai mis dans cette caisse, Véra, tous les livres que je vous destine. Nous avons commencé l’ouvrage de Spencer ; vous y trouverez quelques marques au crayon faites à votre intention…

Elle était comme figée dans une immobilité de statue ; les ongles de ses mains crispées lui entraient dans la chair. Les paroles de Wassiltzew arrivaient à son cerveau comme un bruit sourd, sans aucun sens précis. Lorsqu’il lui faisait une question, elle y répondait machinalement par un signe de tête ou par un faible sourire plein de souffrance ; elle n’osait parler et avait conscience qu’au premier mot elle éclaterait en sanglots. Le tic-tac de la pendule résonnait à son oreille ; un grand hanneton bruissait dans la chambre, se calmant par intervalles, puis recommençant à se débattre contre le plafond et les vitres. Véra sentait par toutes les fibres de son être cette disparition du temps fuyant comme un liquide s’échappe goutte à