Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/210

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goutte de la fissure d’un récipient ; ces gouttes précieuses diminuaient de minute en minute ; le moment approchait de la séparation pour de longues années, pour toujours peut-être. Impossible de dire un mot, de faire un geste de tendresse. Ils sont là comme des étrangers, vis-à-vis l’un de l’autre ; toujours ce même petit bruit dans la chambre à côté !

La flamme de la bougie devient jaune tout à coup ; la fenêtre avec son store baissé qui semblait auparavant une grande tache noire, prend peu à peu des teintes irisées. Le coq s’éveille, des moineaux gazouillent, des vaches mugissent, tout annonce au village une matinée printanière.

Une désespérance glaciale envahit Véra. Pour la première fois, la séparation prochaine se présente à elle avec toute la force d’une inévitable réalité.

Jusqu’à présent, il y avait encore avant la fin le bonheur de cette dernière entrevue, le fol et vague espoir de quelque événement imprévu effaçant l’idée même de la séparation ; maintenant il ne restait plus rien.

Wassiltzew ouvrit la fenêtre et releva le store. Les premières lueurs d’une splendide matinée, l’odeur des fleurs et les voix printanières, tout cela fit irruption dans la chambre triomphalement, brutalement. Par un mouvement rapide et inconscient, Wassiltzew referma la fenêtre et baissa le store. Il se jeta sur une chaise et des sanglots amers secouèrent son corps robuste.

D’un seul bond, Véra fut près de lui. Elle se mit à genoux, l’entoura de ses bras, le couvrit de baisers :

— Mon bien-aimé ! Ma joie et ma vie ! Ne t’en va pas seul ! Emmène-moi !

Wassiltzew la prit dans ses bras. Il ne pensait plus à la calmer ; il répondait à ses chaudes caresses, la serrant de plus en plus et leurs lèvres s’unirent pour la première fois en un long baiser d’amour.

Subitement, Wassiltzew revint à lui. Il la repoussa d’un mouvement brusque, se leva et se mit à arpenter la chambre.

À genoux devant la chaise vide, Véra continuait à sangloter amèrement.

Lorsque Wassiltzew s’approcha d’elle de nouveau, ses traits s’étaient creusés comme après une grave maladie.

— Véra, mon adorée, pardonne-moi ! Que de souffrances je t’ai causées, ma pauvre amie ! Comment te prendrais-je avec moi ! Puis-je te river, jeune et pleine de santé, à une vie à moitié finie ! Et quand même je le voudrais, est-ce qu’on me le permettrait ? Tes parents ne te reprendraient-ils pas de force ? Sa voix était sourde et semblait brisée.

Véra cessa de pleurer ; elle sentait maintenant que tout était fini.

Il faisait jour. On frappa à la porte ; le gendarme venait avertir qu’on partirait dans une demi-heure.

— Véra, ne vaut-il pas mieux que tu me quittes à présent, demanda Wassiltzew d’une voix éteinte. Elle fit de la tête un signe négatif ; elle voulait rester jusqu’au bout. Une complète inertie, un sentiment de non-réalité