Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/495

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femme ni enfants, et à faire de moi sa fille bien-aimée. Je pensai que le moment était arrivé de lui parler de ce qui m’amenait et, fondant en larmes, je lui dis : « J’aime et si je ne puis épouser celui que j’ai choisi, rien au monde ne pourra me consoler. »

Le comte me promit de faire tout son possible en ma faveur ; mais dès qu’il eut appris quel était le fiancé de mon choix, il se mit en colère et ne voulut plus rien entendre, changeant de ton et cessant de me tutoyer, il ne m’appela plus ni son « enfant chérie » ni son « petit ange ».

— Sachez, Mademoiselle, me dit-il, que s’il arrive à une jeune fille honnête d’aimer un homme indigne d’elle, il ne reste plus à ses parents qu’à demander à Dieu de lui rendre la raison.

Je vis que cela allait mal et commençai à me désespérer.

Véra se troubla tout à coup et s’interrompit.

— Eh bien, Véra, et après ? Qu’arriva-t-il ? Finis ton histoire ! insistai-je. Véra rougit.

— Vois-tu, je ne sais vraiment comment cela se fit et ce que je lui dis au juste, mais tout à coup il comprit que je devais épouser Pavlenkow pour cacher une faute et sauver mon honneur.

— Véra, Véra ! Et tu n’as pas eu honte de tromper ainsi un pauvre vieux ! m’écriai-je avec un accent de reproche.

Véra me jeta un regard de profonde surprise.

— Tromper un pauvre vieux ! répéta-t-elle ironiquement. Il y a bien de quoi ! Et lui, le « pauvre vieux » qui pourrait faire tant de bien dans sa position et par son influence, que fait-il ? Il se frappe le front contre terre dans l’espoir de conquérir aux cieux une petite place aussi bonne que celle qu’il a ici-bas. Pense-t-il à autre chose ? Pourquoi m’a-t-il traitée avec bonté ? Parce que mon visage lui a plu, parce que j’ai réveillé en lui le souvenir d’anciens péchés et que cela a remué son vieux sang. Cela mérite-t-il quelque reconnaissance ? Et les jeunes qui meurent en Sibérie, comment les traite-t-il ? Combien de condamnations a-t-il signées dans sa vie !… Est-ce que j’aurais eu l’idée de le tromper si j’avais pu lui parler comme à un homme ! Mais ce n’était pas possible. Si je lui avais demandé de sauver Pavlenkow, il m’aurait renvoyée en me disant de ne pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. Je ne pouvais que le tromper !…

Véra avait peine à maîtriser son indignation.

— Eh bien, comment cela a-t-il fini ?

— Très simplement. D’abord il marchait à grands pas, se parlant à lui-même, mais assez haut pour que je pusse distinguer ses paroles :

« Misérable enfant ! S’oublier ainsi ! Elle ne mérite pas ma protection et pourtant, en souvenir de sa mère, il faudra bien que je tâche de la