Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/498

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Crois-tu qu’un homme qui a l’intention de se pendre doive en prévenir ses amis et demander leur bénédiction avant de passer sa tête dans le nœud coulant ?

— Alors tu avoues aller à ta perte ?

— Tiens, dit Véra après un instant de réflexion, je ne veux pas poser et jouer un rôle devant toi. Je dois avouer qu’au moment même où j’appris que toutes les difficultés étaient levées, je sentis mon cœur se serrer, au lieu d’éprouver de la joie ; et ce malaise dura toute la semaine qui précéda le jour décisif !

Je tâchais de m’absorber dans le travail, et j’en entreprenais de toute sorte ; j’étais continuellement en mouvement ; cela pour oublier. De jour j’y réussissais presque, mais la nuit, dès que je me trouvais seule, une angoisse fiévreuse m’envahissait. Ce matin, quand je suis entrée dans la prison et que la porte massive s’est refermée sur moi, le courage a failli me manquer.

Dehors il faisait chaud et le soleil brillait ; ici je me trouvais subitement dans les ténèbres ; l’humidité me pénétrait. Et la pensée que je laissais derrière cette porte le bonheur, la liberté, la jeunesse, s’empara de moi. Mes oreilles bourdonnaient, il me semblait qu’on me poussait dans un gouffre, noir, sans fond.

Je montrai mes papiers. On me mena par d’interminables corridors. Un gendarme marchait devant moi, un autre me suivait. Des portes latérales s’entr’ouvraient, des hommes portant des uniformes passaient leurs têtes et m’examinaient insolemment. Il est probable que tout le personnel de la prison avait eu vent de la chose, et chacun voulait voir la fiancée. Sans se gêner, ces hommes faisaient leurs observations à haute voix. Un officier disait à son camarade : « Ces sacrés nihilistes ne sont pas dégoûtés, ma foi ! C’est vraiment dommage d’accoupler ce beau brin de fille à un brigand de forçat. Passe encore si l’on avait le droit du seigneur ! »

Chaque pas que je faisais augmentait ma souffrance, et j’avoue que si à ce moment-là on était venu m’offrir de me rétracter, je me serais enfuie avec bonheur.

On me fit entrer dans une pièce vide et nue où il y avait seulement deux chaises ; puis je restai seule pendant un instant qui me parut être l’éternité. Le doute m’envahissait de plus en plus : je me demandais si réellement j’avais raison d’agir ainsi ou si ce n’était pas plutôt un acte insensé que j’allais commettre.

L’anxiété dans l’attente de Pavlenkow fut atroce ; j’avais peur de ne pas le reconnaître. Qu’elle serait son attitude ? M’avait-il comprise ?

Enfin, j’entendis des pas, la porte s’ouvrit, et il entra accompagné de deux gendarmes. Je ne pourrais même pas dire quel effet il produisit sur