Page:La Villemarqué - Dictionnaire français-breton de Le Gonidec, volume 1.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
xxxv
DE LA LANGUE BRETONNE.

bet s’enrichit de quatre lettres : q, j, y et x, parfaitement inutiles, puisqu’elles sont fort bien figurées, la première par k, la seconde et la troisième par i, et que le son de la quatrième n’existe pas dans les langues celtiques.

De plus, le g breton, toujours dur jusque-là, et qui faisait éviter l’introduction d’un u trompeur devant les voyelles e et i, est employé par fois pour peindre le son du j français ; et la double lettre ch, déjà en usage pour rendre le son celtique χ, est introduite dans l’alphabet breton pour figurer le son du ch français, précédemment inconnu comme le j. Dès lors, et toujours sous l’influence étrangère, le k et le w, lettres si nécessaires au breton, ne paraissent plus qu’exceptionnellement dans les écrits [1], et les dentales aspirées cT et ô y sont représentées soit par çç soit par çz [2].

La même influence agit non moins puissamment sur le vocabulaire armoricain. On s’étonne du nombre prodigieux de mots, soit latins, avec la forme altérée qu’emploient les trouvères, soit romans, ou purs ou avec des terminaisons bretonnes, dont fourmillent les ouvrages bretons depuis le commencement du xiiie siècle [3].

Le dépouillement du vocabulaire de sainte Nonne, de la grammaire latine-bretonne, des trois dictionnaires et des heures bretonnes et latines mentionnées plus haut, prouve un parti pris de franciser, car la plupart des mots empruntés ont leurs équivalents nationaux [4]. Ce dépouillement constate de plus des pertes énormes en fait de termes originaux. Heureusement, l’influence dont je parle n’a pas été assez forte pour chan-

  1. Ils n’ont pourtant pas disparu de l’alphabet, car le copiste de sainte Nonne écrit Dewy (p. 1). Wmendi (p. 118). — Knech (p. 54). Kaer (p. 162).
  2. Ainsi les auteurs écrivent graçç (Ste Nonne, p. 94), le mot qui précédemment s’écrivait grâd et grâdh, et qui s’écrit aujourd’hui gras ; orçza (Ibid. p. 24), le mot qui s’orthographiait aux siècles précédents ardha ou wardha, et qui s’orthographie maintenant warzé ou arsa
  3. On peut ouvrir au hasard tous les livres bretons du xiiie au xve siècle ; je ne veux point bigarrer ces pages d’exemples trop faciles à trouver.
  4. Ainsi l’auteur du mystère de sainte Nonne [p. 12] emploie le verbe rescuscitaff (sic), et, dans la même page, son équivalent celtique dasçorc’haz (sic) pour dazorc’haz. Ainsi il use indifféremment du mot bonjour et de dez mat d’é-hoch (p. 138 et 140.) Ainsi il se sert du mot latin incantator (p. 82), enchanteur, et Lagadeuc, du roman achantour, au lieu du mot breton kelc’hier, alors en usage comme aujourd’hui. Ce dernier fait encore usage des mots épistolen (d’epistola), épître ; affin (d’affinis), parent ; abondant {(ïahuuànxxs), abominabl (d’abominabilis), appert (d’apertus), etc., etc. ; au lieu de lizer, de nés, de kaougañt, de eûzuz et de anat, vraies expressions bretonnes. Voici, avec son orthographe arbitraire, un échantillon de ce jargon mixte : c’est la paraphrase de la première partie de l’Ave, Maria, tirée des Heuriou brezonek ha latin :

    Mé ho salut, laouen a façz,
    Mari guerc’hez, so leun a gracz :
    Enn ho coff exempt a péchet
    Ez vezo concepvet Salver an bed.
    An froez ho coff so benniguet, etc.

    Je vous salue, joyeux de visage, Marie vierge, qui êtes pleine de grâce ; dans votre sein, exempt de pêché, sera conçu le Sauveur du monde. Le fruit de votre ventre est béni. (Fol vj.)

    Dans Ste Nonne (1re  partie, xiiie se p. 18), le premier vers est écrit :

    Me hoz salut, louen en façç

    Il est curieux de comparer cette citation avec la suivante, qui est l’Ave, Maria, en prose, usité avant le xiie siècle :

    Ann péoc’h gwell, Maïr (Mari), kel laun (leûn) o (a) gradh (gras), Dev (Doué) (eo) ged-it-té (gen-it-té), bendiget (benniget) out enn mesk er gouragez ; ha bendigedig (bennigedik) eo frouez të kov-té, Iesu. (Myvyr. arch. T. I. p. 559.) On retrouve ici le véritable falut celtique. Ann peoc’h gwell (la paix la meilleure à vous), remplacé au xiie siècle par le mot roman salut.