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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

particulièrement. Le premier est la page la plus humaine que j’ai jamais lue et le second est empreint d’un tragique intense.

Le temps passe, et Dearest se lève pour aller préparer le souper. À ce moment, je vois l’oncle Moïse qui s’en revient du champ, une poche sur l’épaule, le corps penché en avant pataugeant lourdement dans la boue. Et tante Eulalie, en noir comme toujours, le suit de quelques pas dans cette fin de jour d’automne.

Nous nous mettons à table et nous mangeons le poisson acheté l’après-midi.

— Sais-tu comment elle se nomme ? demande tout à coup Cécile en parlant de la passante.

Cette question m’étonne, me déconcerte.

Quoi, cette ruine lamentable, cet amas de rides aurait un nom ! Si elle en a un je ne le sais pas, et certes, je ne veux pas le connaître. C’est la Vieille. Et je ne puis concevoir qu’on la nomme autrement que la Vieille.

Après le souper, nous nous promenons le long de la rivière, Dearest et moi. Le ciel est chargé de nuages et le paysage n’est pas du tout le même que cet après-midi. Il est étrange, fantastique, irréel. L’aspect des maisons, des arbres, des choses, tout a changé. Il me semble que c’est le paysage que je voyais quand, petit garçon, je venais me promener chez ma grand’mère avec mon père, morts tous les deux aujourd’hui, et que nous retournions chez nous à la fin de la journée. Dans le soir froid d’automne, nous allions en silence sur la longue route, passant devant des demeures étrangères, allant dans un décor inconnu et hostile, dans la tristesse de l’obscurité qui descend sur la campagne, et avec le sentiment d’être si loin des êtres que j’apercevais en passant.

Une immense détresse, l’effroyable détresse qui me saisissait alors que j’étais enfant, remonte du passé, remonte de tous ces soirs finis, et m’accable, m’accable, fait pencher ma tête et mes épaules dans le soir qui tombe…