Page:Laberge - Quand chantait la cigale, 1936.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
QUAND CHANTAIT LA CIGALE

devait. Lentement, il acquit l’aisance, puis la forte somme. Il s’est usé cependant. Il est devenu presque sourd et, ayant eu un pied écrasé accidentellement dans une presse à foin, il boitait légèrement.

Maintenant, avec l’âge et l’argent, il aspirait au repos.

— J’ai bien travaillé, mais je vais me reposer, disait-il. Je vais me faire construire une maison soit sur ma « terre », soit au village. Je me mettrai la patte sur une chaise, je lirai la gazette et je vivrai de mes rentes.

La mort n’a pas attendu la réalisation de ses projets. Une pneumonie a emporté le dur travailleur en moins d’une semaine.

Par la fenêtre de la petite cuisine, je vois dans l’azur infini du ciel les nuages blancs qui planent bien haut au-dessus des misères et des tragédies humaines. En face de la maison, les érables couverts d’une rouge frondaison qui fera bientôt place au feuillage baignent béatement leurs rameaux dans l’air ensoleillé, et un coq lance ses notes claironnantes.

L’Oncle Moïse continue son récit.

L’autre fermier, André le Salaud, du rang des Estropiés, a laissé quarante mille piastres à sa mort. C’était un homme d’une malpropreté si répugnante, si repoussante que, d’un commun accord, ses voisins d’abord, et toute la paroisse ensuite, lui avaient donné ce surnom de Salaud qui, à la longue, avait fini par remplacer son nom véritable. Jamais on ne le désignait autrement que par ce sobriquet.

André le Salaud demeurait seul sur sa ferme, aucun de ses enfants ne voulant rester avec lui, car sa maison était plus sale qu’une porcherie. Des poules, des porcs l’occupaient avec lui et l’on y respirait une atmosphère fétide, insupportable.

Sa camisole, sa chemise, étaient d’une malpropreté sans nom. Son habit et son gilet étaient tellement crasseux qu’ils étaient devenus imperméables comme le cuir, la toile cirée. Et lui-même, était enduit d’une crasse ignoble. André le Salaud a vécu dans la crasse, le fumier et les immondices. Il y a vécu des années et des années, mais amassant de l’argent et le faisant fructifier.

Maintenant, il est mort. Lui aussi est parti en quelques jours, sans avoir jamais connu le moindre confort, mais il laisse une fortune de quarante mille piastres.

J’ai besoin d’air. Nous sortons.

Dans un arbre, un oiseau chante avec ivresse. Les gros bour-