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QUAND ON DEVIENT VIEUX


En revenant d’une promenade au village, je me suis arrêté chez le cordonnier pour faire reclouer la semelle de ma chaussure.

Sur sa chaise basse, le savetier est là qui enfonce des clous. Un grand vieux assis à côté de lui le regarde, suit des yeux tous ses mouvements. Brusquement, je le reconnais.

— Bonjour, mon oncle Cyrille !

Longuement, le vieillard me fixe de ses yeux ternes, interroge mes traits, ma physionomie.

— Tu es le fils de Pierre. Albert ou Alfred ? Je ne saurais dire lequel.

— Albert.

— Il y a longtemps, bien longtemps que je ne t’ai vu.

— Cela fait juste un an. Nous avons pris le dîner ensemble.

— Ah non ! Ça fait bien plus longtemps. Ça fait dix ans, douze ans, peut-être plus.

— Mais non. Nous avons mangé ensemble l’an dernier.

— Ça se peut, car tu sais, la mémoire me fait défaut par moments. Il y a des jours où je ne me rappelle plus rien.

Je sais. On me l’a dit. Après avoir durement travaillé pendant plus de quarante ans, après avoir établi sa famille, il a vendu sa ferme pour venir vivre en paix au village. Il a laissé la maison qu’il avait construite, le verger qu’il avait planté, la terre qu’il avait labourée et ensemencée. Mais habitué aux rudes labeurs des champs, il ne peut se faire à la vie oisive et il s’ennuie atrocement. Il dépérit. Alors, pour s’occuper, il va fendre le bois chez l’un des voisins, traire les vaches chez un autre, soigner les bêtes de celui-ci, sarcler le jardin de celui-là.