Page:Lacerte - L'homme de la maison grise, 1933.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
L’HOMME DE LA MAISON GRISE

Elle s’était inquiétée à tort cependant, car, à huit heures et vingt minutes Jacques revint à la maison. Il était parfaitement sobre ; mais si pâle et si changé que tous en firent la remarque.

— Tu n’es pas malade, Jacques ? demanda Stéphanne, inquiète.

— Pas le moins du monde, ma chérie, répondit-il en souriant.

Tout de même, il paraissait être tracassé à propos de quelque chose et Stéphanne sentit son cœur se serrer, sans pouvoir s’en expliquer la raison.

On venait de s’asseoir autour d’une table pour jouer au parchesis, jeu fort populaire, au temps où se faisaient les événements de ce récit, lorsqu’une lueur apparut soudain, illuminant tous les alentours.

— Un feu ! cria quelqu’un.

— Le magasin… murmura Stéphanne en pâlissant, comme si elle eut été saisie d’un pressentiment.

Le pressentiment de la jeune femme ne la trompait pas ; en effet, le magasin de Jacques Livernois brûlait, et vu le manque d’organisation contre les incendies, comme dans presque tous les villages ou petites villes d’ailleurs, le feu dévora le magasin, contenant et contenu, en moins de deux heures.

Après cette calamité, la sympathie des villageois alla, spontanée et sincère, aux Livernois.

Mais bientôt, on apprit que Jacques avait fait assurer contre l’incendie, son magasin et les marchandises qu’il contenait, pour la somme de dix mille dollars, trois semaines auparavant. Alors, l’opinion publique vira de bord… D’abord, une insinuation malveillante fut lancée : chose vilaine qui fait plus de tort que les discours les mieux préparés. Si l’on s’arrêtait au tort affreux, irréparable, que peut faire une insinuation contre le caractère, la réputation d’autrui, on hésiterait avant de la lancer… on hésiterait si longtemps qu’on préférerait s’arracher la langue, plutôt que de dire ce que l’on croit spirituel souvent, et qui n’est que méchant, après tout.

Pour revenir aux Livernois : quelqu’un osa insinuer que Jacques « avait eu bon nez » lorsqu’il avait fait assurer son magasin et ses marchandises… Cette insinuation passa de bouche en bouche… ce ne fut qu’un murmure, tout d’abord… un souffle… mais un murmure, un souffle de calomnie font vite leur chemin… et le mot « incendiaire » commença à être accolé au nom de Jacques Livernois.

Jacques fut arrêté… Son procès eut lieu…

Bien des choses le condamnaient : entr’autres, la découverte que son crédit ne valait plus rien depuis assez longtemps ; qu’il était criblé de dettes… Et puis, et surtout, il y avait cette assurance de dix mille dollars, prise à la veille, presque, de l’incendie…

Ceux qui avaient été invités chez les Livernois pour la fête de la petite Stéphannette devinrent les principaux témoins contre l’accusé ; ils parlèrent de la pâleur de celui-ci, de son agitation, de son énervement, à son retour du magasin, ce soir-là… de son magasin… « auquel il venait de mettre le feu probablement »…

En réponse à cette dernière accusation, Jacques avait répliqué que, en feuilletant ses livres, tandis qu’il était au magasin, ce soir-là, il avait constaté comme ses affaires allaient mal ; un vrai désastre, quoi ! et cela l’avait excessivement découragé ; de là sa pâleur, son agitation, son énervement… On ne le crut pas, tout simplement.

Bref, faute de preuves de son innocence, Jacques Livernois fut condamné à cinq ans au pénitencier, comme incendiaire.

Huit jours plus tard, « L’Loucheux » recevait, anonymement, par la poste, dans une lettre recommandée, la somme de cinq cents dollars.

« Vous avez bien fait les choses, disait la lettre, et je m’empresse de m’acquitter envers vous. Ci-jointe, la somme promise ».



Chapitre III

UN MONSTRE


Quelques semaines après la condamnation de son mari, Stéphanne quitta le village où elle était née, où elle avait toujours vécu. Femme d’incendiaire, elle fuyait le déshonneur attaché au nom qu’elles