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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

qu’elle avait connu déjà, Luella prit, sans même s’en apercevoir, le chemin de la Ville Blanche. Ses pensées n’étaient pas gaies. Elle commençait à désespérer de charmer jamais Yvon Ducastel. Après la conversation qu’elle avait entendue, entre Annette et lui, ce n’était certes pas encourageant !

— Il a dit que j’étais presqu’une naine, reprit-elle, tandis que des larmes de mortification et de rage coulaient sur ses joues. Une naine !… Et cette aveugle l’a cru… C’est la première fois que j’entends dire pareille chose de moi et cela m’a fait bien mal au cœur, oui, bien mal… Que faire pour l’attirer à moi ce jeune homme dont je me suis éprise ?… L’argent… Les millions de mon père… C’est à peu près tout ce qui pourrait parler en ma faveur maintenant, je crois… surtout depuis que je me suis mise en colère, comme je l’ai fait, ce midi… L’argent… oui, l’argent… Il faudrait que père trouverait l’occasion de lui dire, à M. Ducastel, que j’aurai un million, en dot, le jour de mon mariage… Peu d’hommes résisteraient à cela, j’en suis convaincue… Nous allons donc essayer de ce moyen… et puis, de mon côté, je dompterai mon caractère, par trop emporté, par moments… Dire que nous étions devenus de bons amis, M. Ducastel et moi !… J’ai dû faire bien des pas en arrière, ce midi… Que c’est regrettable, Seigneur ! Ce qu’il doit me mépriser, me haïr !… Puis-je en douter d’ailleurs, après la conversation que j’ai surprise entre lui et l’aveugle, après le dîner ?… Mais, j’y suis résolue, dès ce soir, je… Eh ! bien, Sambo, qu’y a-t-il ? Qu’as-tu à hennir ainsi, hein ? fit-elle soudain ; je ne vois rien qui puisse provoquer ton… rire… à ce point… Ah !

Elle venait d’apercevoir un cavalier ; il venait à sa rencontre. Le chemin étant très étroit, en cet endroit, il se mit de côté pour laisser passer la jeune écuyère.

— Bonjour, Mlle d’Azur !

— Ah ! Tiens ! M. Broussailles ! fit Luella, en arrêtant sa monture. Bonjour, Monsieur !

— Quelle charmante rencontre ! s’écria galamment Patrice. J’espère que je vous retrouve en bonne santé ?

— Merci. Ma santé est toujours excellente… Mon humeur ne l’est pas, cependant, répondit-elle, en souriant.

— Vraiment ? Qu’est-ce qui vous offusque, Mlle d’Azur ? Il me semble que…

— Tout d’abord, je crois que la courroie de ma selle n’est pas assez serrée et que je vais tomber de cheval… tout à l’heure.

— C’est facile à remédier cela, fit Patrice.

Sautant par terre, il s’approcha du cheval de Luella ; mais celle-ci dit :

— Je vais descendre, moi aussi. S’il vous plaît m’aider.

Elle n’avait pas oublié les paroles de Patrice Broussailles, lors de son départ du Gite-Riant, le dimanche précédent ; il n’y avait que deux jours de cela, et elle allait s’arranger pour en avoir l’explication, si possibilité il y avait.

— Vous avez là une jolie bête, fit-elle, en désignant la monture du jeune homme.

— Oh ! Elle ne m’appartient pas, Mlle d’Azur, répondit Patrice en riant. Mon salaire ne me permet pas pareil luxe. Ce cheval est la propriété de M. Jacques. J’ai dîné au Gite-Riant, ce midi, et M. Jacques m’a demandé de me charger de quelques petites commissions pour lui, à W…, m’offrant l’un de ses chevaux pour m’y rendre.

— Tiens ! fit Luella d’un petit air naïf et innocent ; nous aussi, nous avions quelqu’un à dîner, ce midi : Annette, l’aveugle… celle dont vous m’avez recommandé de me défier, M. Broussailles.

— Ah ! oui… Mlle Annette…

— Pourquoi me défierais-je d’elle ? demanda la fille du millionnaire. Cette personne qui chante au coin des rues, pour amasser quelques sous… Pourquoi m’en défierais-je, dis-je, moi, Luella d’Azur ?…

— C’est encore curieux… murmura Patrice.

— Hein ?… Allez-vous m’expliquer vos paroles de dimanche dernier, M. Broussailles ? Je suis fort anxieuse de savoir ce que vous avez voulu insinuer.

— Peut-être vous en donnerai-je