Page:Lacerte - L'ombre du beffroi, 1925.djvu/78

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
76
L’OMBRE DU BEFFROI

implora Henri Fauvet. Quant à ce que t’a dit Mlle  Claudier, tu es trop intelligente, assurément, pour t’y arrêter, même un instant !

— Mais… elle m’a dit que je mourrais bientôt et… elle a dit vrai, car, tout à l’heure, dans l’escalier conduisant au beffroi…

Rose arrivait à la bibliothèque, portant une bouteille de cognac.

— Tiens, mon enfant, dit Henri Fauvet, prends ce verre de cognac ; ça te remettra un peu, et Rose va te frotter les tempes avec cette boisson.

Lorsqu’elle eut bu le cognac, Mme  de Bienencour lui demanda ;

— Te sens-tu capable de nous dire maintenant, ce qui t’a tant effrayée ?

— Je vais essayer, chère marraine. En quittant la bibliothèque, je me suis rendue dans la Chambre de la Tour, y chercher le registre dont je vous avais parlé. L’ayant trouvé, je me dis que je monterais dans le beffroi, voir se coucher le soleil. Lorsque disparut l’astre du jour, je redescendis l’escalier en spirale conduisant dans la Chambre de la Tour… Or, j’étais rendue à la moitié de l’escalier seulement, quand… Oh ! fit Marcelle, en cachant son visage dans ses mains et tremblant de frayeur.

— Allons, Marcelle ! Allons ! fit Mme  de Bienencour.

— Achevez votre récit, si vous le pouvez, chère bien-aimée ! supplia Gaétan. Il nous tarde tant de savoir !…

— Tu t’es trouvée en face de l’Ombre du Beffroi, n’est-ce pas, Marcelle demanda Henri Fauvet. L’ombre du moine…

— L’Ombre du Beffroi ! répétèrent-ils tous.

— Assurément, M. Fauvet, vous ne croyez pas à la légende ; celle qui dit qu’un moine, mort depuis tant et tant d’années, hante le beffroi de cette ancienne abbaye ! dit, en souriant, Mme  de Bienencour.

— Si je n’avais pas vu cette Ombre, vu, de mes yeux vu, je serais le premier à rire de cette superstition, répondit Henri Fauvet, gravement.

— Mon doux Sauveur ! s’exclama Rose, en se signant. Moi aussi, je l’ai vue, et plus d’une fois !

— Moi aussi, je l’ai vue ! dit Marcelle. Mais… pas ce soir… Ce soir, c’est…

— Ne continueras-tu pas ton récit, Marcelle ?

— Je vais essayer, Dolorès. J’étais descendue à peut-être la moitié de l’escalier, fit Marcelle, quand je me vis remontant cet escalier, dans la direction du beffroi… Oui, je me vis remontant l’escalier ; je me vis, comme dans une glace…

— Vraiment, s’écria Iris Claudier, du pupitre près duquel elle était assise, ce serait très intéressant tout cela, si ce n’était pas si insensé !

— Mêle-toi de ce qui te regarde, Iris, ma bonne ! réprimanda vertement Mme  de Bienencour.

— Bien sûr, Marcelle, tu as eu une… vision ! fit Henri Fauvet, en souriant. Comment aurais-tu pu te voir toi-même remontant l’escalier ? Je n’aimais guère te voir monter au beffroi à l’heure du crépuscule, mon enfant, et, sans doute, tu étais, sans trop le savoir, un peu effrayée ; c’est pourquoi…

— Je jure que je dis la vérité, père ! J’ai vu mon ombre, je l’ai vue !… Instinctivement, mes mains se tendirent vers la… vision ; mais elles ne rencontrèrent que le vide… Alors, je dus crier… Je ne sais comment je descendis le reste de l’escalier, ni comment j’atteignis l’escalier conduisant au second palier… J’eus la sensation d’une chute, puis j’entrevis V. P., qui me tendait les bras… Ensuite, plus rien…

Un grand silence accueillit le récit de Marcelle. Qu’aurait-on pu dire ? On le comprenait bien, elle avait été victime d’une illusion d’optique, d’une sorte de vision ; mais, comment lui faire entendre raison, dans l’état d’énervement et de frayeur où elle était ?

Tous furent donc excessivement surpris de voir, soudain, Iris Claudier venir se joindre au groupe entourant le canapé, et l’étonnement fut à son comble, lorsqu’elle osa dire :

— Mon Dieu, M. Fauvet, vous feriez bien de faire examiner votre fille par un médecin aliéniste, je crois. Le récit qu’elle vient de nous faire dénote un esprit tout à fait détraqué… N’y a-t-il pas eu des fous ou des folles dans votre famille, cher M. Fauvet ?

— Mon doux Seigneur ! cria Rose.

Henri Fauvet devint très pâle, et Marcelle faillit s’évanouir de nouveau.

— Taisez-vous, misérable créature ! cria Dolorès, en secouant le bras gauche d’Iris.

Gaétan, saisissant le bras droit de la secrétaire de sa tante, lui fit ployer le genou, et Mme  de Bienencour, en proie à la colère, lui appliqua sur la joue un résonnant soufflet.

— Méchante créature ! s’exclama-t-elle.

Les yeux de chat d’Iris s’ouvrirent démesurément, tout d’abord, puis ils se fermèrent tout à fait.

— Je me vengerai de vous tous ! s’écria-t-elle. Mais surtout de vous, Gaétan, mon cousin, et de vous, ma tante de Bienencour !

— Je te défends de me donner le titre de tante, misérable fille ! dit Mme  de Bienencour.

— Ah ! bah ! Que de bruit pour cette… poupée ! dit Iris, en désignant Marcelle. Vous savez bien, tous, ce qui en est !… Sinon, demandez à Rose, ici présente, ce qu’elle sait, à propos de sa chère Mlle  Marcelle.

— Que veut-elle dire ? demanda Henri Fauvet.

— Elle ne le sait pas elle-même ! répondit Dolorès. Cher M. Fauvet, reprit-elle, je vous avais mis en garde contre cette… vipère. Pourquoi avez-vous invité cela ici. Chassez-la, M. Fauvet ! Chassez-la !

— Oui ! Oui ! Chassez-la !

Ce fut le cri de Mme  de Bienencour et de Gaétan.

— Non pas ! répondit Henri Fauvet. Elle restera ici, encore quelque temps, car, d’ici huit jours, je désire qu’elle me donne l’explication de ses paroles venimeuses… Vous avez compris, n’est-ce pas, Mlle  Claudier ? Vous aurez toute liberté, au Beffroi, mais vous ne pourrez quitter notre terrain, ni ses environs, avant que nous ayons eu une conversation ensemble, vous et moi. Mais, tonna-t-il, je vous défends d’approcher de ma fille, comprenez-vous !

Il posa le doigt sur un timbre et V. P. arriva dans la bibliothèque.

— V. P., dit-il, Mlle  Claudier ne devra pas quitter le terrain du Beffroi. Tu m’entends ?…

— Certainement, M. Henri !

— Elle reste ici, mais elle n’aura pas la liberté d’aller plus loin que le Pont du Tocsin.