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L’OMBRE DU BEFFROI

Henri Fauvet, en s’arrachant les cheveux, dans son désespoir.

— Un médecin ! cria Mme  de Bienencour. Gaétan posa son doigt sur un timbre et V. P. arriva dans la bibliothèque.

— V. P., dit Henri Fauvet, selle un cheval, et va au-devant du Docteur Carrol. Il est allé du côté de l’Eden. Mlle  Marcelle…

— M. Henri, répondit le domestique, le Docteur Carrol vient de franchir le Pont du Tocsin ; il sera ici dans un instant. Je cours à sa rencontre ! Pauvre Mlle  Marcelle ! Cher petit ange du bon Dieu ! ajouta-t-il.

Un moment plus tard, le médecin entrait dans la bibliothèque.

Mlle  Marcelle est malade, me dit V. P. ?

— Elle a perdu connaissance, Docteur, répondit Henri Fauvet.

— Ça ne sera rien, je l’espère ! dit le médecin, en s’approchant du canapé.

Aussitôt que le Docteur Carrol se fut assis auprès de Marcelle, Henri Fauvet alla fermer à clef la porte de la bibliothèque ouvrant sur le corridor ; il ne fallait pas risquer que Dolorès ou Iris Claudier pussent entrer. Le médecin aurait, sans doute, des révélations à faire, tout à l’heure, et il était nécessaire que Gaétan sut à quoi s’en tenir sur le compte de celle qu’il considérait comme sa fiancée… Mais Dolorès ne devrait pas savoir ; ce serait lui causer une peine inutile ; quant à Iris Claudier, elle n’avait rien à voir aux affaires de la famille.

Combien Henri Fauvet. Mme  de Bienencour, Gaétan et le médecin étaient loin de se douter qu’Iris était dans la même pièce qu’eux ! Elle n’était restée que quelques instants dans sa chambre. Assise par terre, dissimulée derrière un cabinet contenant des livres, elle assistait, insoupçonnée, au drame qui se déroulait dans la bibliothèque. Nous ne parlerons pas de la joie méchante qu’elle ressentait, afin de ne pas froisser les sentiments humains de nos lecteurs. Misérable fille ! Elle se réjouissait de ce qui allait broyer les cœurs de tous !

Le Docteur Carrol se pencha sur Marcelle, et il la regarda attentivement et longuement. Une expression d’étonnement indéfinissable se peignit sur ses traits. Il entr’ouvrit les yeux de la jeune fille, lui tâta le pouls et lui ausculta le cœur. Les lèvres serrées, l’œil dilaté, il ne proféra pas un mot tout d’abord, mais bientôt, s’adressant à Henri Fauvet, il dit, désignant la malade :

— Cet évanouissement n’a rien qui puisse inquiéter ; mais… j’aimerais à vous entretenir en particulier, M. Fauvet.

— Ah ! je sais bien ce que vous allez me dire, Docteur ! répondit le père de Marcelle, d’une voix tremblante. Je le sais… depuis ce matin… Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Mme  de Bienencour.

— Parlez, Docteur Carrol ! ordonna Henri Fauvet. M. de Bienencour… espérait épouser ma fille ; il faut qu’il sache…

Mlle  Fauvet, si elle s’est évanouie, tout à l’heure, est complètement revenue de son évanouissement dit le Docteur Carrol.

— Revenue !… Mais… fit Mme  de Bienencour.

— Elle dort, en ce moment, d’un sommeil dont il serait impossible de l’éveiller…

— Impossible de l’éveiller, dites-vous, Docteur ! s’écria la marraine de Marcelle. Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas, non, je ne comprends rien à votre langage !

— Hélas ! répondit le médecin. Je regrette d’avoir à affirmer devant vous, Madame, devant M. Fauvet et devant M. de Bienencour que Mlle  Marcelle dort, en ce moment, sous l’effet de la… morphine.

— De la morphine ! Vous devez vous tromper, Docteur, ou bien vous voulez rire !

— Rire, Madame !… Ah ! certes, je donnerais beaucoup pour pouvoir croire que je me trompe… Mlle  Fauvet est morphinomane, et cela, depuis quelque temps déjà. Il y a des signes, voyez-vous, auxquels un médecin ne saurait se tromper.

— Morphinomane ! Marcelle ! Cette enfant ! Impossible ! cria Mme  de Bienencour. M. Fauvet ! reprit-elle, Gaétan ! Comment pouvez-vous rester là, tous deux, et entendre accuser cette innocente créature d’une si terrible chose ? Morphinomane ! Marcelle ! Allons donc !

— Madame, dit le médecin, sachez-le, depuis vingt-cinq ans que je pratique ma profession, j’ai été témoin de bien des tragédies… Je me suis vu, plus d’une fois, obligé de causer de grandes peines, on le comprendra… Mais, jamais je ne me suis trouvé dans une situation comme celle-ci. Affirmer ce qui doit briser le cœur du meilleur des pères et du plus tendre des fiancés ; cela me cause une affreuse douleur, et je me serais certainement tu, si je n’avais reçu l’ordre de parler…

— Ô mon Dieu ! s’exclama Mme  de Bienencour, qui fondit en sanglots.

— J’estime si profondément M. Fauvet et M. de Bienencour, continua-t-il, j’ai un tel respect pour vous, Madame, et tant de réelle affection pour cette enfant, ajouta-t-il, en désignant Marcelle, que ma position ne saurait être plus pénible.

— Chère Mme  de Bienencour, dit Henri Fauvet, d’une voix remplie de pleurs, ma pauvre Marcelle a hérité de cette malheureuse habitude sa mère… Ondine…

— Ondine ! Mais…

— Oui, Madame, Ondine !… Vous ne vous en êtes jamais doutée… Je la faisais passer pour une invalide… Souvenez-vous… Elle a perdu la raison… et Marcelle… Ô ciel ! Marcelle est devenue, pour le moins… étrange, depuis quelques semaines. Que Dieu ait pitié d’elle, et de moi !

— Une chose m’intrigue pourtant, dit le Docteur Carrol ; la morphine ne court pas les chemins ; rien de plus difficile que de s’en procurer, et, dans ces régions perdues… Comment Mlle  Marcelle a-t-elle pu ?… Je ne comprends pas…

— Mon Dieu ! répondit Henri Fauvet, en sanglotant, je crains fort qu’elle se soit procuré ce… poison chez vous, Docteur !

— Chez moi !

Henri Fauvet raconta alors au médecin ce qu’il avait raconté à Rose.

— C’est bien possible ! dit le Docteur Carrol. Pauvre pauvre petite ! ajouta-t-il, en passant sa main sur le front de Marcelle.

— L’héritage maternel… murmura Henri Fauvet. L’héritage maudit…

— M. Fauvet, intervint le médecin, je crois qu’il vous serait difficile, sinon impossible de vous emparer de cette morphine… essayez