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vaient ensemble et seules pour quelques instants, elle dit à Lucie :

— Lucie, me permettez-vous de vous traiter comme si vous étiez ma fille et de vous donner un conseil ?

— Certainement, chère Mme Dussol ! répondit Lucie, essayant de cacher la surprise que lui causait ce préambule.

— Vous me promettez de ne pas vous fâcher ?

— Me fâcher contre vous, chère Madame ! Pas de danger ; je vous aime trop pour cela !

— J’ai dit que j’allais vous donner un conseil ; le voici : défiez-vous de votre cœur ; il est trop affectueux, trop tendre et trop bon.

— Je ne comprends pas… balbutia la jeune fille.

— Vous aimez M. Lagrève, Lucie… Inutile de le nier… Lui, de son côté, vous adore…

— Je ne le nie nullement, Mme Dussol : nous nous aimons M. Armand et moi et je ne sais pourquoi…

— Mais, ma pauvre enfant, vous le connaissez à peine ce jeune homme !

— Que m’importe ! fit Lucie. Et, Mme Dussol, si c’est pour exprimer des doutes sur mon fiancé (car nous sommes fiancés Armand et moi), si c’est…

— Lucie, Lucie, songez-y, M. Lagrève n’a pas d’avenir… Sur cette île… Vous, vous êtes Mlle de St-Éloi, la riche héritière… Ne craignez-vous pas, chère enfant, d’être la cause d’une terrible déception et d’une affreuse souffrance pour ce jeune homme ?… Vous allez partir, retourner au château de St-Éloi… vous oublierez Armand, et lui…

— Oublier Armand ! Moi, l’oublier ! s’exclama Lucie, puis elle sourit. Vous ne comprenez pas comme nous nous aimons Armand et moi, je le vois bien, Mme Dussol. Bonsoir !

— Bonsoir, et bonne nuit, chère Lucie, dit Mme Dussol en déposant un baiser sur le front de la jeune fille. N’oubliez pas, n’oubliez jamais que si j’ai voulu intervenir en ceci, c’est parce que je vous aime tous deux, vous et mon… M. Lagrève.

Lucie prit la main de Mme Dussol et la porta à ses lèvres.

— Je vous aime de tout mon cœur, chère Mme Dussol, dit-elle, câline ; mais il ne faut rien dire au détriment d’Armand, car il est, je le répète, mon fiancé… et nous nous aimons tant lui et moi !

Le lendemain, à dix heures de l’avant-midi, l’Ouragan quittait l’Île Rita. De sur le sommet du Mont Roxane, Hugues et Armand suivirent longtemps des yeux le yacht emportant ce qu’ils avaient de plus cher au monde. Une impression de tristesse et d’abandon les étreignit tous deux quand ils virent L’Ouragan disparaître à l’horizon et ils se sentirent, soudain, bien seuls sur leur île.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.



DEUXIÈME PARTIE

RIEN NE CRAINT

CHAPITRE I

MADAME LOUVIER


Quinze jours se sont écoulés.

Sur la route, du Valgai aux Peupliers, à l’heure du crépuscule, on eut pu apercevoir la voiture du Docteur Philibert. Le médecin conduisait Diavolo, son cheval, lui-même. Assise à ses côtés, était une dame aux cheveux gris, vêtue de noir et portant des lunettes légèrement fumées.

— Ainsi, ma chère enfant, disait le médecin, en s’adressant à sa compagne, vous avez résolu de courir de si terribles risques, parce que vous êtes convaincue que le testament de M. de Vilnoble a été volé ?

— Oui, Docteur, répondit la dame âgée. Je vous l’ai dit déjà, M. de Vilnoble était à l’agonie, quand Adrien me conduisit à la chambre mauve, cette nuit-là. Or, le notaire Champvert…

— Avait quitté les Peupliers, rappelez-vous en, Mlle Monthy !

— Chut ! Pas ce nom, je vous prie ! Mme Louvier, s’il vous plaît.

— Oui ! Oui ! Mme Louvier, qui, dans moins d’une heure, sera devenue ménagère des Peupliers, dit le médecin. Votre déguisement est parfait, Mademoi… Madame Louvier, je veux dire. Ce n’est pas encore la perruque et les lunettes qui vous déguisent si complètement ; c’est la teinte grise que vous êtes parvenue à donner à vos sourcils ; cela change votre physionomie tout à fait. Je disais donc que le notaire Champvert avait quitté les Peupliers, quand Adrien vous a conduite à votre chambre, la nuit du décès de M. de Vilnoble, or…

— Pardon, Docteur, interrompit Roxane, je n’ai pas dit qu’il avait quitté les Peupliers, mais la chambre de M. de Vilnoble. Or, peut-être était-il resté dans la maison et a-t-il trouvé le moyen de s’emparer du testament, qu’Adrien avait placé entre les oreillers de l’agonisant. M. de Vilnoble se défiait du notaire…

— Mais, à supposer que Champvert se fut emparé du testament, Mlle Monthy, ne se serait-il pas empressé de le détruire ?

— Ah ! voilà ce qui m’a causé de la perplexité, tout d’abord ! s’écria Roxane. Réflexions faites, cependant, j’ai trouvé, je crois la raison pour laquelle M. Champvert eut gardé le document… Adrien m’a dit, en me conduisant à la chambre mauve, que Mlle Dussol n’aimait pas le notaire ; or j’ai pensé que c’était en intimidant celle-ci et en lui montrant le testament de M. de Vilnoble qu’il était parvenu à faire consentir Yseult à l’épouser.

— Peut-être, dit le Docteur Philibert. Mais, maintenant qu’Yseult est devenue Mme Champvert…

— Sans doute… Mais, la fortune de M. de Vilnoble appartient à Mme Champvert et non à son mari. Or, cet homme aura gardé le testament, selon moi, afin de s’en servir comme une menace, quand il voudra se faire donner de l’argent par sa femme.

— Vous avez réponse à tout, Mlle Monthy. Je vois que vous avez sérieusement mûri votre projet (celui de vous engager, comme ménagère, aux Peupliers, je veux dire) avant de vous lancer dans cette aventure. Puissiez-vous réussir !… Comment petite Rita a-t-elle pris votre départ ?