Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/31

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
31
le docteur gilbert.

rire qui relevait les coins de sa bouche exprimait une joie maligne. Il s’approcha de Victorine en se dandinant, et lui prit une main qu’il porta galamment à ses lèvres.

— Eh bien ? demanda Victorine en pâlissant.

— Tout va le mieux du monde, répondit le médecin à voix basse ; mais dites à cette fille de s’en aller.

Victorine fit signe à Maria de sortir ; et, quand elle fut seule avec Gilbert, ils s’assirent l’un et l’autre sur le canapé.

— Il viendra ?… dit Victorine, dont la voix haletante et saccadée trahissait de violentes palpitations.

— Il viendra, répondit le docteur en se frottant les mains.

— Quand ?…

— Tout à l’heure.

— Vous avez donc obtenu de lui qu’il n’irait pas à Fontainebleau ? continua Victorine, dont la figure devint rayonnante.

— Non, pas tout à fait, ma chère amie ; au contraire, il est plus que jamais décidé à partir, et dans une heure il monte en voiture.

— Ah ! mon Dieu ! il ne viendra pas à mon bal ! s’écria Victorine avec l’accent du désespoir. Que me disiez-vous donc tout à l’heure ?

— Que diantre ! aussi, ma belle, vous ne me laissez pas achever, reprit le docteur en lui baisant de nouveau la main. En effet, c’est un original ; il ne veut pas entendre raison, et veut à toute force partir !… Mais, ma chère Victorine, il n’est pas encore parti… il fait maintenant ses adieux à sa femme, et, dans un quart d’heure, il va monter ici pour vous faire ses excuses de ne pouvoir se rendre à votre bal… C’est à vous de le retenir !… Vous êtes jolie, spirituelle… et vous devez employer dans cette occasion toutes les ressources de votre esprit et de vos charmes !… Une femme qui veut, peut tout, tout, ma chère, tout absolument !… Je ne connais que le bon Dieu qui puisse davantage !…

— Mais que faire pour l’empêcher de partir ?… dit Victorine d’une voix pleine d’angoisse.

— Eh ! ma chère, est-ce à moi à vous apprendre votre rôle !… songez donc que vous êtes cent fois plus habile que moi, et qu’auprès de vous je ne suis qu’un écolier. Depuis ce matin, j’épuise inutilement toute ma logique, toute mon éloquence auprès d’un homme plus entiché de ses devoirs conjugaux qu’une nouvelle mariée. Il est vrai que je ne suis pas une jolie femme, et qu’avec un regard, un soupir, mesdames, vous opérez plus vite que nous avec les meilleures raisons du monde. Enfin, ma charmante, vous ferez ce que vous jugerez à propos : tâchez seulement de le retenir jusqu’à six heures ; et, ne trouvant plus de voiture pour partir, il sera bien forcé de rester. Je vais toujours régler votre pendule à ma façon : Anatole, comme vous savez, est fort distrait, et ne songera pas à consulter sa montre.

Le docteur ôta le verre qui recouvrait le cadran de la pendule, et fit tourner avec un doigt l’aiguille, qui recula d’une demi-heure ; puis il revint s’asseoir auprès de Victorine, dont la figure soucieuse annonçait le trouble et l’anxiété.

— Eh bien ! mon ange, qu’est-ce que vous avez donc ? demanda le docteur d’un ton mielleux. Comme vous semblez pensive !… Pourquoi cette jolie tête qui penche ?… ce front rêveur ?… cette poitrine toute gonflée de soupirs ?… Quoi ! des larmes ?… vous pleurez ?… Oh ! Victorine, qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je songe que je suis une misérable ! murmura Victorine d’une voix entrecoupée de sanglots ; je me fais honte à moi-même !… et si vous pouviez lire dans le fond de ma pensée, vous auriez pour moi le plus profond mépris !…

— Moi, du mépris pour vous ! répondit chaleureusement Gilbert en entourant d’un bras la taille élégante de Victorine, et lui couvrant les