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es membres de cette étonnante et charmante famille.

Le temps, la mort, les patries différentes, les opinions et les philosophies opposées nous ont séparés depuis. Mais je vivrais un siècle, que je n’oublierais jamais les journées dignes des entretiens de Boccace à la campagne, pendant la peste à Florence, que nous passions pendant tout un été dans la maison de Bissy, chez le colonel de Maistre, ou dans le petit castel de Servolex, chez mon ami Louis de Vignet.

Le salon était en plein champ. Tantôt un bois de jeunes sapins sur les dernières croupes vertes du mont du Chat, d’où l’on domine la vallée vraiment acadienne de Chambéry et son lac à gauche. Tantôt une allée de hautes charmilles du fond du jardin de Servolex, allée élevée en terrasse sur un vallon noyé de feuillages et de hautes vignes entrelacées aux noyers. Le soleil arpentait silencieusement le pan du ciel de lapis entre le mont du Chat et les premières Alpes de Nivoley. L’ombre se rétrécissait ou s’élargissait aux pieds des arbres. Le comte de Maistre, tête de Platon gaulois, dessinait en rêvant des figures sur le sable, du bout de son bâton cueilli sur le Caucase. Il racontait ses longs exils et ses fortunes diverses à ses frères attentifs et respectueux devant lui. L’aînée de ses filles, pensive, silencieuse et recueillie, jouait non loin de là sur le piano des airs mélancoliques de la Scythie. Les fenêtres du salon ouvertes laissaient arriver les notes interrompues parle vent jusqu’à nous. Le chanoine de Maistre, figure socratique adoucie et sanctifiée par le génie chrétien, lisait son bréviaire dans une allée écartée du jardin. Il jetait de temps en temps involontairement vers nous un regard de distraction et de regret. On voyait qu’il était pressé de finir le psaume pour venir se mêler à l’entretien qui courait sans lui.