Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 29.djvu/498

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autant que d’esprit, et de plus goutteux, ce qui ajoutait encore à l’âpreté de son humeur ; mais aimant le monde, gourmand, voluptueux, tenant table ouverte, et accueillant bien dans son château non-seulement ses voisins, mais tous les aventuriers d’émigration, de guerre civile, de Vendée ou d’aristocratie qui se recommandaient du titre de royalistes. Il avait perdu sa femme de bonne heure. Sa famille se composait de son frère cadet vieillissant à la maison comme son premier domestique, d’une vieille sœur, veuve, appelée madame de Moirode, femme aussi étrange de costume et d’habitudes que lui, mais d’un esprit piquant et inattendu. Elle habitait dans le vaste salon démeublé de son frère une espèce de tente roulante avec un ciel de lit et des rideaux pour se garantir du froid ; elle ouvrait ses rideaux et faisait rouler sa tente vers la table de jeu quand l’heure du reversis ou du trictrac sonnait, et elle sonnait avec le jour, car depuis huit heures du matin on jouait au château jusqu’à midi, heure du dîner. Après diner, on se remettait au jeu jusqu’à quatre heures ; on se promenait alors un moment sur les hautes terrasses qui dominent les prairies et les champs. Le maître du château, armé d’un porte-voix, donnait ses ordres du haut de ces terrasses à ses bergers et à ses laboureurs dispersés dans la vallée ; puis on rentrait au salon et l’on se remettait au jeu jusqu’au souper, et ainsi de suite tous les jours de l’année. Il n’y avait que deux livres dans tout le châteaux le compte rendu de M. Necker, ennuyeux budget raisonné des finances pour servir de texte aux états généraux, et l’almanach de l’année courante sur la cheminée. C’est avec ces deux livres que le comte de Pierreclos nourrissait l’intelligence de deux fils et de cinq filles. L’un des deux fils, qui avait déjà trente-six ou quarante ans, était