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TOUSSAINT LOUVERTURE.

albert.

À ces emportements donnez du temps, mon père !
Possédez tout en vous, même votre colère.
Nous sommes les enfants des races d’ici-bas ;
Au rang des nations on monte pas à pas ;
Derniers-nés des humains, privés de l’héritage,
Il est long le chemin d’un trône à l’esclavage.
Pouvons-nous espérer que nos frères partout
D’à genoux qu’ils étaient se réveillent debout ?
Vouloir tout obtenir du ciel, c’est trop prétendre.
Le secret de tout perdre est de ne rien attendre !
Il ne veut sur les noirs régner que par la loi.
Un pas, vous êtes libre ! un mot, vous êtes roi !…

Il tend la main à son père.
toussaint, retirant la sienne.

Arrête ! entre nous deux je vois toute ma race.
Sois de ton sang, mon fils, avant que je t’embrasse !
Quoi ! c’est toi, c’est un fils par ma mort racheté,
Qui me conseille un pacte avec la lâcheté !
Non, je n’affranchis pas Haïti de ses chaînes
Pour aggraver le poids d’autres races humaines ;
Tout affront par un noir en mon nom supporté
Me ferait détester ma propre liberté.
Qui la livre, mon fils, pour soi n’en est plus digne.
Tu vois dans quel esprit le chef des blancs la signe.
Il la tend en amorce aux noirs de nos climats,
Pour l’enchaîner ailleurs à l’arbre de ses mats,
Et revenir après, débarquant dans nos havres,
Dans son berceau sanglant l’étouffer de cadavres !
Et je lui prêterais le sol pour l’égorger ?
Je retiendrais le bras qui seul peut la venger ?…
Quoi ! du bourreau des miens silencieux complice ?
Du sein de mon repos je verrais leur supplice ?