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DE L’ÉMANCIPATION

elle pas une malédiction de la société ? Oui, les colons le sentent ; et je ne serai pas démenti ici par leurs représentants quand j’affîrmerai qu’une émancipation loyale, qu’une émancipation conservatrice de leurs intérêts, qu’une émancipation qui conciliera les droits sacrés de la morale et de l’humanité avec l’indemnité du droit de propriété, avec la prévoyance de l’avenir, serait le plus beau présent que la métropole puisse leur faire.

Mais, pour que l’émancipation ait tous ces caractères, il faut examiner avec conscience, avec impartialité, avec stoïcisme, sur quoi se fonde cette exécrable propriété des colons. Qu’est-ce que cette propriété devant Dieu ? Une profanation, un blasphème, un outrage à la créature. Mais, qu’est-ce que cette propriété devant la loi ? Il faut avoir le pénible courage de l’avouer : c’est une propriété, qui, devant la justice humaine, est aussi inviolable, sans compensation, que la propriété de votre champ. Malheureux patrimoine, sans doute, qu’une monstruosité sociale ! Mais la loi est leur complice ; c’est la loi qui est coupable, c’est la loi qu’il faut dépouiller. Or, cette loi, ce n’est pas eux qui l’ont faite ; ils l’ont trouvée en naissant, ils ont possédé sous ses garanties. C’est la société qui a fait, qui a souffert, qui a sanctionné cette loi honteuse, c’est à elle de la défaire. Elle ne pourrait punir une seule catégorie de ses membres d’un crime, qui est le crime de tous, sans injustice. Supposons que l’État ait vendu à un particulier un bien mal acquis, et qu’au bout d’un certain nombre d’années et de transmissions successives, l’État vienne à découvrir que le bien qu’il a vendu ne lui appartenait pas, que les titres étaient faux, aura-t-il le droit de dépouiller le propriétaire nouveau, sans compensation, pour restituer au vrai propriétaire ? Non, messieurs, il aurait deux devoirs, deux obligations également sacrées : la première, de restituer le bien mal acquis au propriétaire véritable ; la seconde, d’indemniser le propriétaire de bonne foi. Eh bien, c’est exactement la situation de l’État vis-a-vis du noir et du colon. Il a vendu des hommes ou laissé posséder des hommes, ce qui est la même chose. Il reconnait aujourd’hui qu’il n’a pu ni vendre ni garantir la possession des hommes, qu’il faut rendre cette propriété à celui-là seul à qui elle appartient, c’est-à-dire à Dieu, à la liberté. Eh bien, peut-il le faire sans indemniser celui qu’il dépossède ? Oui, sans doute, messieurs, il peut le faire ; mais il ne peut le faire qu’en réparant une iniquité par une autre. Disons la vérité : il doit déposséder, il doit déposséder à l’heure même ; il n’a pas le droit d’ajourner d’un jour la restitution de la dignité humaine : mais il le doit à une condition, c’est d’être complètement juste, c’est d’indemniser. (Interruption.)

Messieurs, je comprends ces murmures, mais laissez-moi expliquer ma pensée. Quand je parle de propriété légitime, certes, messieurs, je n’entends pas plus que vous que cette propriété du maître sur l’esclave soit légitime en elle-même, légitime pour l’esclave ! Il ne peut lui recon-