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RAPHAËL

LVI

Nous redescendîmes, par de larges plateaux boisés, jusqu’au lit écumant d’une cascade. On y a élevé un petit monument funèbre à une belle jeune femme, madame de Broc : cette victime y tomba, il y a quelques années, emportée par un tourbillon des eaux dans le fond d’une grotte d’où l’écume rapporta longtemps après sa robe blanche et fit ainsi retrouver son corps. Les amants viennent s’asseoir souvent devant cette tombe humide ; Leurs cœurs se serrent, leurs bras se rapprochent en songeant à quel faux pas sur une pierre glissante tient leur fragile félicité.

De cette cascade, qui a pris le nom de madame de Broc, nous marchâmes en silence vers le lac. On le domine dans toute son étendue du pied du château de Saint-Innocent. Là, nous descendîmes de nos mulets sous une haute futaie de chênes épars et entrecoupés de bruyères, solitaire alors. Depuis, un riche colon revenu des Indes a bâti une belle maison des champs et planté des jardins dans son enclos paternel.

Nous laissâmes paître nos mulets débridés dans la forêt, sous la garde des enfants qui nous conduisaient. Nous nous avançâmes seuls d’arbre en arbre et de clairière en clairière jusqu’à l’extrémité de cette langue de terre où nous apercevions briller le lac et où nous entendions frissonner les eaux. Cette futaie de Saint-Innocent est un cap qui s’avance au milieu des flots dans la partie la plus mélancolique et la plus inhabitée de leur rive. Elle se termine a quelques rochers de granit grisâtre lavés par l’écume quand le vent la soulève, secs et luisants quand le flot est retombé.