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RAPHAËL

LXXX

Je changeai cependant entièrement de nature en ce moment, par respect pour les sacrifices multipliés de ma pauvre mère et aussi parce que toutes mes pensées étaient concentrées en une seule : revoir ce que j’aimais et prolonger le plus possible, par la plus étroite économie, les jours comptés que j’avais à passer près de Julie. Je devins calculateur et avare comme un vieillard du peu d’or que j’emportais. Il me semblait que chaque petite somme que je dépensais était une heure de ma vie qui se perdait. Je résolus de vivre comme Jean-Jacques Rousseau, de rien ou de peu, de retrancher à ma vanité, à mes vêtements, à ma nourriture tout ce que je voulais donner à la sainte ivresse de mon âme.

Cependant je n’étais pas sans quelque espérance confuse de tirer, pour mon amour, parti de mon talent ; ce talent s’était révélé seulement à des amis, par quelques vers. Pendant les trois mois qui venaient de s’écouler, j’avais écrit, aux heures d’insomnies, un petit volume de poésies amoureuses, méditatives, pieuses, selon que l’imagination chantait en moi ses notes tendres ou ses notes graves. J’avais recopié avec soin et de ma plus belle écriture ce recueil, je l’avais lu en partie à mon père, excellent juge, mais sévère de goût. Quelques amis en retenaient les fragments dans leur mémoire. J’avais relié mon trésor poétique. Je l’avais caché à ma mère, dont la chaste et austère pureté aurait été alarmée par la volupté plus antique que chrétienne de quelques-unes de ces élégies. J’espérais que la grâce naïve et l’enthousiasme ailé de ces poésies séduiraient un éditeur intelligent, qu’il achèterait mon volume,