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RAPHAËL

je voyais derrière moi le visage adoré de Julie qui m’encourageait, et sa main qui me poussait : j’osai tout.

M. D***, homme d’un âge mûr, d’une figure précise et commerciale, d’une parole nette et brève comme celle d’un homme qui sait le prix des minutes, me reçut avec politesse. Il me demanda ce que j’avais à lui dire. Je balbutiai assez longtemps ; je m’embarrassai dans ces contours de phrases ambiguës, où se cache une pensée qui veut et qui ne veut pas aboutir au fait. Je croyais gagner du courage en gagnant du temps. À la fin, je déboutonnai mon habit ; j’en tirai le petit volume : je le présentai humblement, d’une main tremblante, à M. D***. Je lui dis que j’avais écrit ces vers, que je désirais les faire imprimer pour m’attirer sinon la gloire, dont je n’avais pas la ridicule illusion, au moins l’attention et la bienveillance des hommes puissants de la littérature ; que ma pauvreté ne me permettait pas de faire les frais de cette impression ; que je venais lui soumettre mon œuvre et lui demander de la publier si, après l’avoir parcourue, il la jugeait digne de quelque indulgence ou de quelque faveur des esprits cultivés.

Il sourit avec une ironie mêlée de bonté, hocha la tête, prit le manuscrit entre deux doigts habitués à froisser dédaigneusement le papier, posa mes vers sur sa table, et m’ajourna à huit jours pour me donner une réponse sur l’objet de ma visite. Je sortis.

Ces huit jours me parurent huit siècles. Mon avenir, ma fortune, ma renommée, la consolation ou le désespoir de ma pauvre mère, mon amour, enfin ma vie et ma mort étaient dans les mains de M. D***. Tantôt je me figurais qu’il lisait ces vers avec la même ivresse qui me les avait dictés sur les montagnes ou au bord des torrents de mon pays ; qu’il y retrouvait la rosée de mon âme, les larmes de mes yeux, le sang de mes jeunes veines ; qu’il réunissait les lettrés ses amis pour juger ces vers ; que j’entendais