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LE TAILLEUR DE PIERRE

et que vous pensiez aux autres avant de penser à vous ?

Lui. — Je ne sais pas, monsieur ; je pense que c’est le bon Dieu qui m’a fait comme ça.

Moi. — Vous avez donc étudié dans votre enfance et appris votre religion chez quelque curé du voisinage, parent de votre famille, ou dans quelque séminaire, d’où ces idées sur Dieu, sur le prochain et sur la perfection chrétienne vous seront restées au fond de l’âme pour se développer après en pratiques de charité ?

Lui. Non, monsieur, je n’ai jamais étudié, ni chez un curé ni dans un séminaire. Mon père et ma mère étaient trop pauvres pour cela. D’ailleurs, quand j’étais en âge d’apprendre, il n’y avait pas même de curés dans les paroisses ni de cloches dans les clochers. Je n’ai appris de religion que les trois ou quatre prières que ma mère savait par cœur et qu’elle nous faisait redire après elle, quand on éteignait le feu chez nous. Je ne sais pas même lire et écrire, et je fais mes comptes avec des brins de paille ou de petits cailloux.

Moi. — Mais alors, comment votre esprit s’est-il donc formé tout seul ?

Lui. — Est-ce qu’on est seul, monsieur, quand on a le bon Dieu toujours présent au-dessus de soi ou devant soi ? Je ne me suis jamais senti seul de ma vie.

Moi. Vous avez raison ; mais comment vous êtes-vous élevé de vous-même et accoutumé à cette présence du bon Dieu, qui peuple pour vous le désert et qui vous entretient comme un invisible ami ?

Lui. — Je ne sais pas non plus, monsieur ; je pense que c’est une bonté qu’il a eue pour moi, voyant que j’étais destiné à vivre si haut, ici, sans femme ni enfants, sans père ni mère, de venir me visiter plus souvent et de plus près qu’un autre, pour me consoler et pour m’empêcher de m’ennuyer de la vie.

Moi. — Vous ne vous ennuyez donc pas trop dans cet