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LE TAILLEUR DE PIERRE

marchais comme à tâtons ; la terre me manquait sous moi : on aurait dit que c’était nuit. Pourtant les dernières petites étoiles, qui se sauvent du jour dans le fond du ciel, comme les baigneuses s’enfoncent dans l’eau de peur d’être vues, s’enfonçaient derrière les sapins de la montagne ; et le soleil, qu’on ne voyait pas encore, nous voyait déjà par-dessus le mont Blanc.

» Et pourtant, voyez un peu ce que c’est que l’homme, monsieur : tout en frisson et tout en eau que j’étais, je me mis à siffler, pour me faire cœur, un air de danse, comme pour me dire à moi-même : « Tu es plus fort que ton chagrin, et tu te moques de tout. » Si on m’avait rencontré, on aurait dit : « Voilà un garçon qui est bien content et qui va à la noce. » Mais le bon Dieu aurait bien vu autre chose, allez, s’il avait ouvert mon pauvre cœur.

» Mais un bruit que j’entendis à quelques pas de mon sentier sur les feuilles mortes ne tarda pas à me couper mon sifflet, monsieur. Voilà que, juste à l’endroit que vous avez traversé ce matin, où tous les sentiers de la montagne se réunissent comme des ruisseaux dans un lac pour sortir du domaine des Huttes et pour franchir le grand ravin qui les arrête, là où il y a un gros tronc de châtaignier pourri, couché d’une rive d’un ravin à l’autre, et qui sert de pont pour sortir de chez nous, je vis quelque chose qui s’élevait du pied d’un arbre et qui avait l’air de me barrer le pont. « Tiens, que je me dis, en voilà un qui se lève matin pour mener ses chèvres à la rosée, ou bien c’est peut-être un mendiant qui aura trouvé toutes les portes des granges fermées et qui aura dormi sous les branches. » Mais qu’est-ce que je devins, monsieur, quand, en approchant, je reconnus que ce n’était ni l’un ni l’autre, mais que c’était Denise, qui gardait déjà ses cabris avant que le jour fût assez fait pour que les petites bêtes pussent discerner seulement une ronce d’avec une vigne sauvage, ou un trèfle d’avec une ciguë ?. J’étais bien content de la voir en-