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DE SAINT-POINT.

chèvres aux bruyères, parce que Denise n’avait plus ni le temps ni le goût d’y aller comme autrefois. Qu’est-ce que dirait le monde, si on voyait une grande belle fille comme elle, prête à se fiancer, garder les cabris toute la journée, assise sur une roche en filant sa quenouille ? C’était bon quand elle était enfant et quand elle serait vieille. Le monde, pour elle, c’était moi. Elle aurait été humiliée à mes yeux. Elle ne faisait plus que des ouvrages de ferme, depuis qu’elle se croyait déjà la femme de son cousin. Elle était si pleine de son attachement pour eux, qu’involontairement elle oubliait un peu l’œuvre. Mais aussi, monsieur, il faut bien m’en confesser, je ne voyais plus que Denise dans mes yeux, dans mon cœur, dans mes rêves la nuit, dans mon travail le jour, dans moi et hors de moi. Il me semblait que le monde tout entier, ciel et terre, était en moi avec elle, et que hors d’elle et de moi il n’y avait plus rien de vivant. Ah ! que c’était mal, monsieur, de tout rapporter ainsi rien qu’à nous deux, et de sentir tellement notre bien que nous ne sentions quasi plus le mal d’autrui, et que le bon Dieu m’en a bien puni !

» Plus le jour de nos fiançailles approchait, moins nous nous quittions l’un l’autre.

» Quelquefois nous restions longtemps, après la nuit tombée, à parler tout doucement ensemble sous le sorbier, près de la maison, ou sur la margelle de la fontaine, après que je lui avais tiré son seau d’eau du puits. Le feu du foyer allumé par ma mère flambait déjà depuis longtemps à travers les vitres ou les fentes de la porte, que nous ne pouvions pas encore nous décider et rentrer. Il fallait que la petite vînt nous appeler deux et trois fois pour revenir souper. Je vous laisse à penser comme Gratien était une âme en peine, les pieds sur les chenets, le visage dans ses mains, n’entendant rien que le pétillement des genêts dans l’âtre et le piétinement des sabots de la mère à travers la maison. Où était la voix douce et le rire amical de sa chère