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neuvième époque.

Valneige, juillet 1801.

Deux frères aujourd’hui se disputaient un champ
Dont la borne s’était déplacée en bêchant ;
Ils ont remis tous deux leur cause à ma parole,
Et je les ai jugés dans cette parabole :
« Au premier temps du monde, où tout était commun,
Deux frères, comme vous, avaient deux champs en un.
Comme l’un prenait moins et l’autre davantage,
Ils vinrent un matin borner leur héritage :
Un seul arbre, planté vers le sommet du champ,
Dominait les sillons du côté du couchant.
Un frère à l’autre dit : « L’extrémité de l’ombre
» De nos sillons égaux coupe juste le nombre :
» Que l’ombre nous partage ! » Ainsi fut convenu.
Or, l’ombre s’allongea quand le soir fut venu,
Et jusqu’au bout du champ, en rampant descendue,
Fit un seul possesseur de toute l’étendue.
Vite il alla chercher les témoins de la loi,
Et leur dit : « Regardez, toute l’ombre est à moi. »
Et les juges humains, en hommes, le jugèrent,
Et le champ tout entier au seul frère adjugèrent ;
Et l’autre, par le ciel dépouillé de son bien,
Accusa le soleil, et s’en fut avec rien.
L’hiver vint : l’ouragan que la saison déchaîne
S’engouffrant une nuit dans les branches du chêne,
Et le combattant seul, sans frère et sans appui,
Le balaya de terre, et son ombre avec lui.