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notes.

au four, le rôti à la broche, les œufs ou les légumes sur le feu, et d’assaisonner de sa main les mets simples ou étranges que nous mangions ensemble, en nous égayant sur l’art du maître d’hôtel. C’est ainsi que j’appris moi-même à accommoder de mes propres mains ces aliments journaliers du pauvre habitant de la campagne, et à trouver du plaisir et une certaine dignité paysanesque dans ces travaux domestiques du ménage, qui dispensent l’homme de la servitude de ses besoins, et qui l’accoutument à redouter moins l’indigence ou la médiocrité.

» Après le souper, nous nous entretenions, tantôt les coudes sur la nappe, tantôt au clair de lune sur la galerie, de ces sujets qui reviennent éternellement, comme des hasards inévitables, dans la conversation de deux solitaires sans autre affaire que leurs idées : le sort de l’homme sur la terre, la vanité de ses ambitions, l’injustice du sort envers le talent et la vertu, la mobilité et l’incertitude des opinions humaines, les religions, les philosophies, les littératures des différents âges et des différents peuples, la préférence à donner à tel grand homme sur tel autre, la supériorité de tel orateur ou de tel écrivain sur les orateurs et les écrivains ses émules, la grandeur de l’esprit humain dans certains hommes, la petitesse dans certains autres ; puis des lectures de passages de tel ou tel écrivain, pour justifier nos jugements ou motiver nos préférences ; des fragments de Platon, de Cicéron, de Sénèque, de Fénelon, de Bossuet, de Voltaire, de Rousseau, livres étalés tour à tour sur la table, ouverts, fermés, rouverts, confrontés, discutés, admirés ou écartés, comme des cartes de ce grand jeu de l’âme que le génie de l’homme joue avec l’énigme de la nature depuis le commencement jusqu’à la fin des siècles.

» Quelquefois, mais rarement, de beaux vers des poëtes anciens récités par moi dans leur langue, sous ce même toit où j’avais appris à épeler les premiers mots de grec et de latin. Mais les vers tenaient peu de place dans ces citations et dans ces entretiens.

» De ces sujets littéraires, nous arrivions toujours, par une déviation naturelle, aux questions suprêmes de politique, de philosophie et de religion. Nourris l’un et l’autre de la moelle de l’antiquité grecque et romaine, nous adorions la liberté comme un mot sonore, avant de l’adorer comme une chose sainte, et comme la propriété morale dans l’homme libre.

» Nous détestions l’Empire et ce régime plagiaire de la monarchie ; nous déplorions qu’un héros comme Bonaparte ne fût pas en même temps un complet grand homme, et ne fît servir les forces matérielles de la révolution, tombées de lassitude dans sa