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notes.

fection, le sublime idéal ; il y avait toujours quelque chose de mieux à voir. C’est ainsi qu’il jetait son flegmatique sang-froid au milieu de toutes mes paroles, de tous mes mouvements d’admiration ; qu’il m’arrêtait dans tout ce que je disais, qu’il coupait court à toutes mes rêveries. C’est ainsi qu’il me disait sans cesse : Ce n’est rien encore ; plus loin vous verrez !

» Après avoir fait notre premier repas de la journée, sans compter, il est vrai, les quelques verres de clairette que nous avions avalés à la Buissière, je sentis tout à coup sa main qui me frappait sur l’épaule, et j’entendis sa voix qui me disait :

» — Eh bien ! que faisons-nous là ? notre journée est-elle terminée ? allons-nous coucher ici ?

» — Et dans quel lieu irons-nous qui lui soit préférable ? lui dis-je.

» — Oh ! oh ! vous n’avez rien vu encore : nos montagnes sont comme ces livres qu’il faut lire et relire sans cesse, si l’on veut parvenir à en saisir et à en comprendre toutes les beautés. Voyez-vous, mon jeune ami, croyez-en mon expérience : moi qui traverse ces rocs six fois au moins par année, j’ai appris qu’il fallait les visiter en tous sens, les voir en toutes saisons, à toute heure du jour et de la nuit, dans leur ensemble et dans leurs détails, pour pouvoir en apprécier les mille séductions. Allons, courage ! nous voici bientôt sur le dernier sommet de la montagne.

» Nous marchons encore quelques heures, et nous atteignons enfin le point le plus élevé de la dent du Granier. Sur ces entrefaites, la nuit était venue, elle avait considérablement rafraîchi l’atmosphère, et il régnait une bise aiguë sur la montagne. Nous assemblons quelques broussailles, nous les couvrons de jeunes sapins que nous sommes parvenus à faire rompre en nous suspendant à leurs cimes, et nous allumons un grand feu ou plutôt un incendie qui tourbillonne au gré de tous les vents.

» À la lueur et à la chaleur bienfaisante de ce large foyer, nous nous asseyons par terre, et, comme nous avions grande faim, nous demandons à nos carniers les provisions, et à nos gourdes le vin et les liqueurs que nous leur avons confiés. Je ne me souviens pas d’avoir jamais fait un festin pareil ; jamais perdreau truffé ne fut dévoré avec plus d’appétit que nos maigres volailles, et jamais vin qui a fait trois fois le voyage des Indes ne vaudra la piquette qui fit avec nous l’ascension du Granier.

» La lune s’était couchée sur ces entrefaites ; adieu les paysages, les perspectives ! Je jetai les yeux de tous côtés en soupirant ; je