Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 8.djvu/207

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ger toucher cinq cents talaris chez le correspondant de M. Lascaris. C’était un excès de précaution ; car du reste, avec ma longue barbe, mon costume et mon langage bédouins, je ne courais aucun risque d’être reconnu ; j’en acquis la preuve en allant acheter les marchandises au bazar ; j’y rencontrais plusieurs de mes amis, et me faisais un divertissement de les traiter avec grossièreté. Mais à ces moments de gaieté insouciante en succédaient d’autres bien pénibles : je passais et repassais continuellement devant la porte de ma maison, espérant apercevoir mon frère ou ma pauvre mère. L’envie de voir cette dernière était surtout si vive, que je fus vingt fois sur le point de manquer à ma parole ; mais la conviction qu’elle ne me permettrait plus de retourner auprès de M. Lascaris venait raffermir mon courage, et, après six jours, il fallut m’arracher d’Alep sans avoir obtenu aucune nouvelle de mes parents.

Je rejoignis la tribu au bord de l’Euphrate, vis-à-vis de Daival-Chahar, où il existe encore de belles ruines d’une ancienne ville. Je trouvai les Bédouins occupés, avant de traverser le fleuve, à vendre des bestiaux, ou à les échanger contre des marchandises avec des colporteurs d’Alep. Ils n’ont aucune idée de la valeur du numéraire ; ils ne veulent pas recevoir d’or en payement, ne connaissant que les talaris d’argent. Ils préfèrent payer trop, ou ne pas recevoir assez, plutôt que de faire des fractions ; les marchands, qui connaissent ce faible, en abusent avec habileté. Outre les échanges, la tribu vendit pour vingt-cinq mille talaris, et chacun mit son argent dans son sac de farine, afin qu’il ne résonnât pas en chargeant et déchargeant.